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Page:Leblanc - La Vie extravagante de Balthazar, paru dans Le Journal, 1924-1925.djvu/63

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volonté implacable déformait le visage de Rudolf, qu’il n’osa plus dire un mot. D’Artagnan avançait pas à pas, sans se presser. Son épée tomba, instrument inutile. Ses deux mains se crispaient comme s’il avait l’intention d’étrangler son adversaire.

Beaumesnil reculait, pas à pas, lui aussi. À son tour, il laissa tomber la dague et le pistolet de Benvenuto. La physionomie atroce de d’Artagnan, sa cape, son feutre, tout l’effarait, et il lui était impossible d’opposer la moindre résistance. Il voulut crier. Les deux mains le saisirent à la gorge. Tout de suite, il céda et fut renversé, tandis que Balthazar, acharné, redisait inlassablement :

— Assassin… assassin… tu l’as tuée…

Il disait cela, bien qu’il entendît Coloquinte qui s’éveillait de sa torpeur, mais rien ne pouvait l’arrêter dans son œuvre de justicier, Beaumesnil lui semblait un personnage diabolique. Il ne lâcha prise qu’au moment où ce personnage diabolique se détendit, flasque tout à coup comme un pantin.

La scène n’avait pas duré une minute. S’étant relevé, il contempla les veines gonflées, les yeux révulsés, toute la face rougie, et dit à voix basse :

— Il est mort.

La phrase terrible, il la répéta plusieurs fois, avec une frayeur croissante. Coloquinte, qui l’avait rejoint, gémit :

— Il est mort ! Est-ce possible ?… Qu’avez-vous fait, monsieur Balthazar ?

Des secondes s’écoulèrent, d’épouvantables secondes. Une convulsion suprême agita le maillot gris perle, et ce fut l’immobilité tragique du cadavre.

— Allez-vous-en, supplia Coloquinte, on vous arrêterait…

— M’arrêter ? fit-il d’une voix distraite. Pourquoi ? Je t’ai défendue contre lui… contre sa violence…

Elle fut surprise, et objecta :

— Mais non, monsieur Balthazar… il ne m’a pas touchée… Moi aussi, j’avais cru d’abord… Il menaçait… mais c’était pour l’argent… il voulait le portefeuille…

Balthazar la regarda stupidement. Il ne comprenait pas. Il murmura :

— Tu as raison… on va m’arrêter… J’ai tué mon père et on va m’arrêter… c’est la prison…

Elle se précipita vers lui, soudain pleine de force et de révolte.

— Oh ! non, non, pas ça… À aucun prix !… Je vous sauverai, monsieur Balthazar.

Elle l’entraîna hors de la chambre, puis dans la rue, où le chauffeur dormait toujours. Il se laissait guider comme un aveugle. Mais elle ne savait où le conduire, et sa volonté indomptable ne pouvait s’exprimer en actes de salut.

Ils passèrent devant la lanterne d’un commissariat de police. Rapidement, Balthazar se dégagea et cria aux agents de garde :

— J’ai tué mon père. Venez faire les constatations.

— Qui êtes-vous ? lui demanda le brigadier, ahuri par cette vision d’un autre âge.

Il hésita. Était-il Rudolf ou Balthazar ?

Mais, dans sa détresse, il crut qu’on faisait allusion à son déguisement, et il répondit :

— Le chevalier d’Artagnan.

On lui conseilla de filer au plus vite s’il ne voulait pas qu’on le coffrât pour port illégal de costume et pour ivrognerie.

Il erra longtemps. Jamais il n’avait été aussi malheureux. Beaumesnil, maintenant, lui apparaissait comme le plus grand