Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/179

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cruauté envers ton père, envers Suzanne, envers nous tous, eh bien, oui, j’ai compris cela… j’ai souffert la mort, j’ai souffert plus que les autres… Chacune de tes paroles entrait en moi comme du feu… Mais, tout de même, Philippe, je comprenais… Il fallait nous sacrifier à la cause de la paix. C’était ton droit, c’était ton devoir de nous immoler tous pour sauver tout un peuple… Mais ce que tu vas faire… Ah ! l’ignominie ! Vois-tu, si tu le faisais… je penserais à toi comme on pense… je ne sais pas… comme on pense à ce qu’il y a de plus abject, avec dégoût…

Il haussa les épaules, impatienté.

— Tant pis si tu ne comprends pas. C’est mon droit… et mon devoir aussi…

— Ton devoir, c’est de rejoindre ton régiment, puisque la guerre est déclarée, et de te battre, oui, de te battre pour la France, comme tous les Français… comme le premier paysan venu, qui peut certes trembler de toute sa pauvre chair humaine et dont les entrailles se vident, mais qui croit que son devoir est d’être là… et qui va de l’avant, tout de même ! Marche comme lui, Philippe ! J’ai admis toutes tes opinions, j’ai été ta compagne, ton associée… Si notre union est rompue, laisse-moi du moins t’adresser cette prière suprême : rejoins ton régiment… ta place est là-bas…

— Ma place est partout, sauf où l’on commet l’acte odieux de tuer, s’exclama Philippe, qui l’avait écoutée malgré lui, et qui se reprenait soudain. Ma place est auprès de mes amis. Ils ont confiance en moi, et j’ai confiance en eux. C’est eux que je dois rejoindre.

— Où ? À Paris ?

— Non. Au premier signal, nous avons juré de nous retrouver en Suisse. De Zurich, nous lancerons un manifeste pour appeler à nous tous les penseurs et tous les révoltés d’Allemagne et de France.

— Mais personne ne répondra à votre appel !

— N’importe ! L’appel aura retenti. Le monde aura entendu la protestation de quelques hommes libres, de professeurs comme moi, d’instituteurs, d’écrivains,