Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/34

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ses généreuses. Et s’abandonnant à un besoin d’expansion, assez rare chez lui, il continuait :

— On ne sait pas, on ne sait pas ce que c’est, pour un homme, qu’une grande idée qui l’enflamme… que ce soit l’amour de l’humanité, la haine de la guerre, ou toute autre belle illusion. Elle nous éclaire et nous dirige. Elle est notre orgueil et notre foi. Il nous semble que nous avons une seconde vie, la vraie, qui lui appartient, et un cœur inconnu qui ne bat que pour elle. Et nous sommes prêts à tous les sacrifices, à toutes les douleurs, à toutes les misères, à tous les affronts… pourvu qu’elle triomphe.

Suzanne l’écoutait avec une admiration visible. Marthe paraissait inquiète. Connaissant à fond la nature de Philippe, elle ne doutait point que, en se laissant aller de la sorte, il ne fût pas seulement entraîné par un flot de paroles éloquentes.

Il ouvrit la fenêtre et respira, à pleine poitrine, cet air pur qu’il chérissait. Puis il revint et ajouta :

— Nous sommes prêts même à sacrifier ceux qui nous entourent.

Marthe sentit toute l’importance qu’il attachait à cette petite phrase, et, après un instant, elle prononça :

— C’est à moi que tu fais allusion ?

— Oui, dit-il.

— Tu sais bien, Philippe, qu’en acceptant d’être ta femme, j’ai accepté de partager ta vie, quelle qu’elle fût.

— Ma vie telle qu’elle s’annonçait, mais non telle que je vais être contraint de la faire.

Elle le regarda avec un peu d’appréhension. Depuis quelque temps déjà, elle avait remarqué qu’il se livrait encore moins, qu’il causait à peine de ses projets, et qu’il ne la tenait plus au courant de ses travaux.

— Que veux-tu dire, Philippe ? demanda-t-elle.

Il tira de sa poche une lettre cachetée dont il lui montra l’adresse : « Monsieur le ministre de l’Instruction publique. »