Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/45

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Et plus loin le vieux Morestal reprenait :

— Et là… tu te rappelles ? c’est là que tu as tué ton premier lapin… avec une sarbacane ! Ah ! tu promettais déjà d’être un bon tireur… le premier de Saint-Élophe, ma foi !… Mais j’oubliais… tu ne chasses plus ! Monsieur n’aime pas verser le sang… Poule mouillée, va !… Un gaillard de ton espèce ! Mais la chasse, mon garçon, c’est l’apprentissage de la guerre…

Saint-Élophe-la-Côte, jadis petite ville florissante, et qui, depuis la guerre, n’a pu panser les blessures que son héroïsme lui a values, se pressait autour d’un vieux château en ruines que l’on apercevait au dernier tournant de la route. Située aux confins du département, à vingt kilomètres de Noirmont, la sous-préfecture, elle devait pourtant un certain relief à la position qu’elle occupait près de la frontière, en face des garnisons allemandes, dont l’activité croissante devenait un sujet d’inquiétude. La nomination de Jorancé comme commissaire spécial n’avait pas d’autre cause.

Jorancé, premier titulaire du poste, habitait à l’autre extrémité du village et un peu en dehors, une petite maison basse que le goût et la fantaisie de Suzanne avaient transformée. Un jardin à tonnelles et à vieux arbres savamment taillés l’entourait, et il y avait, en bordure, un clair ruisseau qui coulait sous la pierre même du seuil.

La nuit s’annonçait quand Morestal entra, suivi de Philippe. Tout était prêt déjà pour les recevoir, le couvert mis dans une salle aux étoffes gaies, des fleurs effeuillées sur la nappe, deux lampes allumées d’où s’épandait une calme lumière, et Suzanne qui souriait, heureuse et charmante.

Tout cela était très simple. Cependant Philippe eut l’impression d’une fête qu’on avait improvisée pour lui. Il était celui qu’on attend, le maître qu’on veut conquérir et enchaîner par d’invisibles liens. Il le sentit, et durant tout le repas, Suzanne le lui dit de ses yeux aimables, de ses gestes