Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/103

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

riques, avaient reculé les bornes de l’inconnu scientifique ; les autres, d’application pratique, avaient rapporté à son auteur, malgré son désintéressement, des sommes considérables. Ces sommes s’étaient trouvées à peine suffisantes, d’ailleurs, pour faire face aux goûts dispendieux, non de l’inventeur, qui vivait plus que modestement, mais de son fils unique. Celui-ci, joueur et débauché, dissipait à pleines mains la fortune paternelle pour satisfaire ses vices et on dirait que la mort d’Amos Drew avait été hâtée par le chagrin que lui causaient la conduite et le caractère du jeune homme.

Ted Drew était un solide gaillard de taille moyenne et d’encolure épaisse. Il portait plus que son âge — vingt-sept ans — et son visage, plombé par les nuits d’insomnie, marqué par les excès, reflétait la brutalité de ses passions violentes, mêlée au cynisme de l’homme qu’aucun scrupule ne saurait arrêter.

Son interlocuteur, qui, s’appelait ou se faisait appeler le comte Chertek, était d’aspect tout différent. Il paraissait une quarantaine d’années. De haute stature, mince et élégant, la figure fine, les cheveux en coup de vent, la barbe soigneusement taillée en pointe, il affectait des allures aristocratiques, négligentes et hautaines qui, du reste, lui allaient fort bien, mais que démentait le regard pénétrant, rusé et circonspect de ses yeux clairs.

— Eh bien, monsieur Ted Drew, reprit-il, avec un ton de courtoisie nonchalante, laissez-moi d’abord vous dire que je suis charmé de faire votre connaissance personnelle, après votre connaissance épistolaire. Mais puis-je vous demander pourquoi vous m’avez fixé rendez-vous ici, à cette plage de Surfton, charmante sans doute, mais où je ne tenais pas particulièrement à villégiaturer, alors que nous aurions pu, en ville, terminer commodément l’affaire au sujet de laquelle nous nous sommes abouchés.

— Parce qu’ici on fait ce qu’on veut sans que les gens se mêlent de vos affaires. On a déjà bavardé sur mon compte et ces maudits journaux commencent à s’occuper de nous.

— Oh ! cela n’a pas d’importance.

— Pour vous, non, mon cher monsieur, parce que vous rentrerez dans votre pays quand vous aurez terminé votre mission, mais moi, je resterai en Amérique. Et puis, tant pis, après tout. Cela m’est égal, acheva Ted Drew avec un geste de brutal dédain.

— Et vraiment, — excusez-moi d’insister, — l’invention est-elle réellement aussi… sensationnelle que vous nous l’avez dit ?… La formule est-elle définitive ?… Vous l’avez trouvée dans les papiers de votre père, après sa mort… Les plans sont-ils achevés ? complètement au point ?

— Oui. Du reste, je savais que l’invention était terminée, poussée à la perfection. Mon père me l’avait dit, mais il avait peur de ce qu’il avait créé… C’est vraiment formidable, vous savez…

Ted Drew avait baissé la voix sur ces derniers mots, car des promeneurs approchaient du jardin où ils étaient descendus tout en causant.

— Allons donc faire un tour sur la plage parmi ces rochers que je vois là-bas, proposa l’autre. Nous trouverons quelque endroit isolé où je pourrai examiner à loisir les plans. Vous les avez sur vous ?

— Oui, fit Ted Drew en frappant sur la poche de son veston renfermant son portefeuille. Ils ne me quittent pas, vous pensez…