Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/27

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— Écoutez ! N’entendez-vous rien ?

— Quoi donc ?

— Des cris… lointains… étouffés… et des coups sourds… Tenez ! Tenez !…

— Ah ! oui…

Jarvis avait écouté à son tour…

— Ah ! oui, en effet… C’est drôle…

— On dirait que ça vient du bureau du patron.

— Est-ce que vous croyez qu’on l’assassine ? demanda avec sang-froid Jarvis.

— Ou bien qu’il assassine quelqu’un ? risqua un troisième qui s’était approché.

— Je ne crois pas, dit Jarvis avec le même calme, ce n’est pas son genre.

— Non, sérieusement, ça vient de chez M. Bauman, dit Grant, alarmé. Il faut aller voir…

Ils se regardaient, hésitants. M. Bauman n’était pas un patron commode, et tout ce qui ressemblait à une curiosité ou à une indiscrétion le mettait en rage.

Cependant, des cris et des coups sourds, étouffés, convulsifs, venaient, sans l’ombre d’un doute, du cabinet de travail. Ils s’affaiblirent une seconde, redoublèrent comme dans un effort désespéré. Il n’y avait plus à différer.

Les trois employés se précipitèrent dans le bureau redoutable où jamais ils n’osaient pénétrer sans autorisation.

— C’est lui ! il est là-dedans ! cria Grant épouvanté.

Il désignait la porte de métal. Elle était hermétiquement close. À travers son épaisseur, on entendait, lointaine et étranglée, la voix de M. Bauman. Il hurlait au secours et donnait de violents coups de pied, sans doute, dans la porte. Mais ses forces devaient l’abandonner, les clameurs s’enrouaient, les coups de pied faiblissaient.

— La clé, criait Grant, affolé, qui secouait les boutons de la porte. Où est-elle ?

— La combinaison est brouillée ! s’exclama Jarvis.

— Que faire, mon Dieu, que faire ?… Pauvre M. Bauman, il va mourir là… près de nous ! Courage, monsieur Bauman ! vociféra Grant, on va vous délivrer !

« Il est perdu, ajouta l’employé à voix basse, en se retournant vers ses camarades. Jamais, en forçant la porte, on n’arrivera à temps pour le retirer vivant.

— Le caissier ! cria Jarvis qui avait gardé quelque sang-froid. M. Smith sait le mot ! il a une double clé !

Jarvis s’élança vers la caisse située à l’autre bout des locaux de la banque, et où M. Smith, enfermé pour finir un travail urgent, n’avait rien entendu.

Jarvis, en quelques mots, lui dit ce qui se passait et les deux hommes revinrent en courant au bureau où tous les employés de la banque, y compris deux jeunes dactylographes, étaient réunis.

Grant, à travers la porte blindée, continuait à hurler des encouragements et des consolations.

De faibles cris spasmodiques lui répondaient. M. Bauman, dans son coffre, devait être près de périr par asphyxie.

Le caissier, en hâte, manœuvra la combinaison, tourna la clé. Le lourd battant s’ouvrit.

Il était temps. M. Bauman sortit en titubant et alla tomber, plutôt que s’appuyer, contre son bureau.

Affalé à demi sur la table, défaillant, violacé, son toupet ébouriffé, les yeux hors de la tête, la bouche ouverte, il s’étreignait la gorge dès deux mains comme pour arracher son faux-col et happait l’air convulsivement, ainsi qu’un poisson tiré de l’eau.

Reprenant enfin partiellement ses sens, il eut aussitôt un mouvement de fureur.

— Qui est-ce ? proféra-t-il d’une voix entrecoupée. Qui est-ce ? je veux le savoir ou je vous jette tous dehors ! Qui est entré ici ? Qui a fermé cette porte ?… me sachant dans ce coffre ?… Car on le savait, je le sais ! je le sens ! j’en suis sûr !…

M. Bauman promenait sur les employés un regard menaçant que ses yeux injectés de sang, sa figure encore tuméfié par l’as-