Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/78

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

je le suive partout où il voudrait, murmura-t-il à mi-voix… Mais il veut aller au bar. C’est vrai qu’il a le droit d’avoir soif, ce garçon… Et pourvu que j’aie les yeux sur le manteau…

Florence avançait sans l’écouter vers le bar. En deux enjambées, Meeks la rattrapa.

— Pas dans celui-là, dit-il seulement. Il y a trop de monde… Tiens, dit-il en se retournant brusquement, j’aurais juré qu’il y avait quelqu’un derrière nous.

Florence traversa la rue et, sans vouloir entendre de nouvelles objections, entra délibérément dans une petite taverne sombre et presque déserte.

Le patron, colosse d’aspect revêche, eut un regard d’étonnement en voyant le singulier couple que formaient ce grand agent et ce petit jeune homme élégant.

Sans mot dire, cependant, il leur indiqua une table et servit du whisky que Meeks prit sur lui de commander, eu égard sans doute à l’infirmité de son compagnon, et n’imaginant du reste pas que l’on pût boire autre chose.

Florence trempa ses lèvres dans un verre de soda où il y avait quelques gouttes de whisky. Meeks avala d’un trait un verre de whisky où il y avait quelques gouttes de soda. Il n’eut qu’un faible geste de protestation quand M. Osborne remplit son verre qu’il vida aussitôt.

— Rien qu’une larme, cette fois-ci, c’est que pour y goûter. Oh ! vous avez la main lourde, remarqua-t-il avec une satisfaction émue au troisième verre plein qu’il vit devant lui.

» C’est vrai qu’il faisait soif, poursuivit-il d’une voix qui s’empâtait, quand il en fut au quatrième verre, c’est-à-dire cinq minutes plus tard.

Il regarda son compagnon et, avec gravité :

M. Osborne, d’être muet, ça ne vous gêne pas pour boire ?

Il but lui-même un bon coup, comme pour se rendre compte qu’il le faisait facilement et reposa son verre d’une main mal assurée.

— Ça ne vous fait pas de peine, au moins, ce que je viens de vous demander là ? reprit-il. Parce que je ne veux pas vous faire de peine, vous savez… J’ai de la sympathie pour vous, quoi…

» Qu’est-ce que c’est ? cria-t-il, en se dressant tout à coup avec une émotion qui sembla pour une seconde le dégriser à demi. Qu’est-ce que c’est ? Qui a marché dans le mur ?

Florence, qui le regardait avec un dégoût auquel se mêlait la satisfaction de voir réussir son plan, tressaillit. N’avait-elle pas elle-même entendu un frôlement sourd, insolite, étouffé, près de son oreille ?

Effarée, elle jeta les yeux autour d’elle. Elle était dans l’angle au fond de la salle étroite, sombre, basse et enfumée.

Derrière elle, et à droite, c’était le mur. Le patron, assis dans son comptoir, n’avait pas bougé. Un ivrogne, dans l’autre angle, dormait la tête dans ses bras. À l’autre bout de la salle, trois hommes d’assez mauvaise mine tenaient à voix basse une discussion animée qui les absorbait.

Soudain, Florence fut saisie d’une peur atroce. L’esprit d’aventure et d’audace qui, depuis une heure, habitait en elle la quitta brusquement. Tout ce qu’il y avait de fou, de trouble, de redoutable dans ce qu’elle faisait lui apparut. Elle se vit, seule, elle, Florence Travis, dans ce bouge sordide, au milieu de ces gens qui étaient sans doute des malfaiteurs, en face de ce policier qui était pour elle plus encore une menace qu’une protection et qu’elle faisait boire pour lui échapper. Un flot de honte, de dégoût et d’épouvante l’envahit, la suffo-