Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/84

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remonter l’escalier de marbre sans frapper le policier évanoui, Florence maintenant s’enfuyait en courant avec une vitesse remarquable dans la direction de Blanc-Castel.

Les avenues qu’elle traversait étaient à peu près désertes et elle avait soin de filer dans l’ombre des murs en évitant la blanche clarté lunaire qui baignait le milieu des trottoirs. Bientôt cependant, elle jugea prudent de ralentir son allure ; personne ne la suivait et une course aussi folle pouvait paraître suspecte.

Florence éprouvait des sentiments multiples : soulagement profond de s’être tirée sans encombre de cette aventure, la plus insensée qu’elle eût tentée encore ; satisfaction vive d’avoir reconquis cet indice redoutable qu’était le manteau noir aux mains des enquêteurs ; terreur et dégoût des êtres hideux qu’elle avait entrevus ; fierté enfin d’avoir eu le courage de ne pas s’être enfuie avant d’avoir protégé l’existence de sa victime ; tout cela se mêlait dans son esprit.

Puis elle songea à la déconvenue de l’impassible Randolph Allen quand il apprendrait que le manteau lui avait été ravi… Elle ne put retenir un petit rire argentin, qui sonna si clair qu’un promeneur tourna la tête, croyant voir une jolie femme, et fut grandement surpris de n’apercevoir que la silhouette d’un jeune homme s’éloignant.

Florence bientôt ouvrit avec précaution la petite porte dérobée qui donnait accès dans le parc de Blanc-Castel ; elle la referma aussi doucement, et respira : elle était chez elle, elle était sauvée. Il ne lui restait plus qu’à atteindre sa chambre, et cela c’était, lui semblait-il, un jeu d’enfant eu égard aux effroyables obstacles qu’elle avait surmontés…

Dans le parc, de massif en massif, elle se glissa aussi silencieuse qu’une de ces ombres qu’envoyait la pleine lune le long des allées blanches.

Soudain, Florence s’arrêta, surprise… Non loin d’elle, des massifs touffus, s’élevait un son prolongé, plaintif, monotone, parfois sanglotant et parfois discordant, et qui avait la prétention d’être musical.

Florence, se glissant de buisson en buisson, arriva tout près de l’endroit d’où s’élevaient ces accents insolites. Entre deux masses touffues de verdure, elle jeta un regard circonspect.

— Elle vit Yama qui jouait de la flûte.

Le domestique japonais, chaque fois qu’il était libre, chaque fois que la lune en son plein l’incitait à la rêverie, chaque fois que son cœur éprouvait le regret nostalgique de son pays, prenait sa flûte et, au recoin le plus caché du jardin, sous la blanche face ironique et bienveillante de l’astre des nuits, venait donner libre cours à ses sentiments en jouant inlassablement ces sentimentales et traînantes mélodies que seule une oreille nipponne peut trouver harmonieuses.

Ainsi avait-il fait ce soir, pour se consoler d’avoir été rudoyé par Mary, et, adossé à un buisson, face à la lune sereine, Yama, solitaire, sa flûte aux lèvres, environné du parfum des fleurs qu’évaporait la brise nocturne, s’enivrait des mélodies qui avaient bercé son enfance et revoyait sa patrie lointaine…

Mais Florence, cachée dans son massif, n’éprouvait, qu’une très faible sympathie pour les émotions sentimentales et artistiques du maître d’hôtel japonais.