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une échoppe, et dont la paroi du fond était occupée, à côté d’un vieux poêle, par un grand casier chargé de cartons et de chaussures, se trouvait un banc de bois très bas. Sur ce banc, environné d’outils et de vieilles chaussures était assis un gros homme en manches de chemise et tablier de cuir, qui réparait avec diligence un soulier fort malade tout en sifflant allègrement.

C’était Sam Smiling lui-même.

Selon l’état civil, il s’appelait Sam Eagen, mais depuis si longtemps que tout le monde l’appelait Smiling, le surnom, peu à peu, était devenu un nom qui remplaçait le vrai. Aucune réputation ne s’attachait à Eagen, tandis que Smiling était fameux parmi tous les bandits des villes de l’Ouest, qui ne prononçaient ce nom redoutable qu’avec respect ou crainte, cela dépendait des termes où ils étaient avec le jovial et sinistre cordonnier.

Sam Smiling avait quarante-cinq ans environ. Sa grosse face ronde, rasée, poupine et bienveillante, ses cheveux prématurément gris, ébouriffés sur le sommet du crâne au-dessus du front dégarni, ses petits yeux malicieux derrière ses lunettes à branches d’acier, tout cela faisait de lui, en apparence, un type d’artiste bon vivant et laborieux, qui travaille dur, mais qui sait prendre l’existence du bon côté, et dont la bonne humeur ne se dément jamais et trouve toujours le mot pour rire.

C’était cette allègre bonhomie, devenue proverbiale, qui lui avait valu ce qualificatif de Smiling, et qui constituait sa meilleure sauvegarde, car il était difficile de concevoir que, sous cet aspect facétieux et débonnaire, se cachait le plus déterminé le plus rusé et le plus féroce des chefs de bande.

— Bonjour, patron, dit en entrant le jeune homme qui, à sa porte, faisait le guet.

— Bonjour, Tom Dunn, dit Sam, aimablement.

— Un client vient.

— Qui ça ?

— Jones.

— A-t-il des chaussures ? dit Sam en levant les yeux.

— Oui. Il les a sous le bras.

— Très bien. Laisse venir… Et tu sais, ouvre l’œil. On nous regarde, ces jours-ci.

— Oui, patron.

Tom ressortit, et une seconde après, l’homme blême qu’il venait de nommer Jones, et qui était passé près de lui sans paraître le voir, entra vivement dans la boutique dont il referma la porte avec soin.

— Bonjour, Sam Smiling, dit-il.

— Bonjour, mon garçon, répondit Sam avec bonhomie et en le regardant d’une façon bienveillante par-dessus ses lunettes. Ça va, les affaires ?

— On peut parler ? L’autre baissait la voix. — Il n’y a personne ?

— Il y a moi, dit Sam. Ça ne te suffit pas ?

— Je vous apporte la chose…

— Ah ! Eh bien, voyons un peu ça.

Sam prit le paquet qu’on lui tendait, défit le journal et en retira une paire de vieux souliers, dans un état lamentable d’usure.

D’un coup d’œil rapide, il examina les deux chaussures. Il posa l’une d’elles près de lui, garda l’autre entre ses mains et, à l’aide d’un couteau à lame large et courte, il fit sauter la moitié inférieure du talon.