Page:Leblanc - Le Prince de Jéricho, paru dans Le Journal, 1929.djvu/16

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ce qui se rapporte aux gens qui m’ont frappé, au coup que j’ai reçu sur la tête, aux souffrances subies par la suite et aux périls qui m’ont traqué. Ma vie commence à l’instant où je me suis éveillé dans la clinique. Une vie toute neuve, comme celle d’un enfant qui ouvrirait les yeux pour la première fois et qui verrait en face de lui un mur blanc, des fenêtres lumineuses et une infirmière qui tricote. Avant tout cela, rien… les ténèbres… des ténèbres épaisses, impénétrables, auxquelles je me cogne comme à quelque chose de massif et de dur.

— Cependant, vos facultés n’ont pas été altérées.

— Nullement, sauf la mémoire. Toutes mes acquisitions cérébrales d’autrefois subsistent, sauf celles qui concernent ma personnalité. Je raisonne comme un être normal, j’ai la culture d’un homme qui serait instruit. J’observe. J’imagine. Je comprends. J’admire. Je lis des livres que j’ai déjà certainement lus, et dont j’ai déjà profité. Mais le moi primitif s’est désagrégé et je n’arrive pas à le reconstituer. La mémoire de mes yeux surtout me semble à jamais perdue. Évidemment les formes me paraissent naturelles et l’aspect des choses ne m’étonne pas. Mais il n’en est pas une dont je puisse dire : « J’ai déjà vu cette forme particulière. J’ai contemplé ce paysage. »

— Ce doit être infiniment pénible.

— C’est surtout ridicule.

— Ridicule ?

— Oui, tout cela a un côté comique dont je suis le premier à rire. On a raconté l’histoire du monsieur qui a perdu son ombre. Mais songez au monsieur qui a perdu son passé, et qui court après lui-même comme on court après son chien. Et puis parfois, aussi, c’est délicieux. Mais oui, ne pas être embarrassé de souvenirs ! Se chercher ! Être pour soi-même un objet de curiosité inépuisable ! Qui suis-je ?

— Français, en tout cas, à en juger par votre accent.

— Je le croyais, les premiers jours. Mais, en entendant parler un Anglais, j’ai causé avec lui, et il m’a cru anglais. Et, de même, on m’a cru Allemand ou Italien.

— Mais vous avez cependant une notion de ce que vous étiez, par la connaissance actuelle de vos goûts et de vos instincts ?

— Une notion, oui, mais si étrange et si diverse, si confuse et si contradictoire ! C’est un tel chaos d’idées en moi ! Je passe mon temps à ranger et à classer, dans l’espoir de retrouver l’ordre perdu, ceci à droite, cela à gauche. Vainement. Je ne m’y reconnais plus, dans mon royaume. Tous mes sujets courent comme des fous, et je me demande si celui-ci est à moi, et si cet autre m’appartient. Quel tumulte !

— Mais tout de même, quelque chose domine ?…

— Je ne sais pas. J’ai l’impression d’être un champ de bataille où des troupes furieuses, qui viennent du passé, s’entrechoquent férocement. Ce sont mes ancêtres qui se battent, et qui m’apportent ces crises d’orgueil et de colère, ce dévergondage d’instincts qui m’effraient, ou bien, au contraire, des élans de bonté, des besoins éperdus de bien faire et de m’attaquer à tout ce qui est injuste, tortueux, mauvais, équivoque. Au milieu de tout cela, qui suis-je, moi ?

— Énigme encore insoluble, dit le docteur Chapereau, qui consulta sa montre et se leva comme si l’heure du départ approchait. Le traumatisme dont vous avez été victime peut fort bien avoir bouleversé votre individualité au point que le brave homme que vous étiez auparavant devienne un échappé de l’enfer, ou que le démon d’autrefois se transforme en saint François d’Assise.

Ellen-Rock éclata de rire.

— Ange ou démon ? Deux perspectives qui ne me tentent guère. Mais parlons sérieusement. Selon vous, docteur, comment en sortirai-je ?

— Par la guérison, morbleu !

— Alors, quoi, les souvenirs repousseraient comme des plantes ?

— Tout dépend de la violence du choc subi. S’il n’y a eu que commotion cérébrale, c’est-à-dire simple ébranlement moléculaire de la substance — et cet ébranlement électrique, colloïdal, que sais-je ? peut être très profond dans la matière qui baigne les cellules ou dans les cellules elles-mêmes, — dans ce cas la repousse des souvenirs, comme vous dites, est probable, certaine. Mais en cas de contusion réelle, c’est plus grave.