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Page:Leblanc - Le Prince de Jéricho, paru dans Le Journal, 1929.djvu/88

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— Jéricho ? mais je le saurais ! Il y aurait quelque chose en moi qui m’accuserait… Est-ce possible ? Moi, Jéricho ?… Il ment ! C’est quelque ressemblance. Ah ! le misérable…

Sa parole s’embarrassait. Ses bras battaient l’air comme les bras d’un noyé qui se sent couler. Ivre, délirant, il tournoya sur lui-même et, serrant entre ses mains sa tête dont la blessure d’autrefois le faisait souffrir atrocement, il s’écroula sur le tapis, d’un bloc.

Impassible, Nathalie contemplait ce long corps inerte. Elle se disait :

« Il a tué mon père. C’est Jéricho, l’assassin et le pirate. Comme je le hais ! »

Était-il vivant ? Le choc l’avait-il terrassé ? Pour rien au monde, elle ne se fût penchée sur lui, ni pour le soigner, ni pour écouter le battement de son cœur. C’était un être chargé de crimes, un de ces monstres que la justice abat d’un coup de revolver, ou que la société fait monter sur l’échafaud. Elle le contemplait sans pitié.

Et elle regardait aussi Pasquarella qui venait d’entrer, et qui marchait à pas lents vers ce qui était un cadavre ou un moribond. Elle, l’Italienne, elle eut le courage de se pencher, et le courage d’écouter le cœur. Jéricho vivait.

Alors elle tira son couteau.

Nathalie ne se demanda pas ce que Pasquarella allait faire. Elle le savait. Mais cela n’entrait pas dans sa conscience comme un fait réel sur le point de se produire, et dont elle aurait dû s’occuper. D’ailleurs, elle n’eût rien tenté pour empêcher le geste fatal. Que le destin s’accomplît en dehors d’elle ! Que le criminel subît son juste supplice ! Elle ne voulait et ne pouvait ni s’y prêter ni s’y opposer.

Ellen-Rock bougea et, sourdement, exhala une plainte. Son ancienne blessure devait le torturer, car deux fois il heurta sa tête contre le tapis en gémissant.

Pasquarella leva son bras. Elle montrait un visage implacable. L’heure était venue de venger sa sœur Elle leva le bras un peu plus encore et crispa sa main autour de l’arme. Nathalie laissait faire. Il fallait que cela fût. C’était conforme à la raison et à l’équité, et elle éprouvait à la fois de l’horreur et du contentement…

Mais, au moment où Pasquarella se raidissait pour l’effort suprême, il y eut chez l’Italienne comme un fléchissement de tout son être, une abolition imprévue de sa volonté. Le bras s’amollit. L’arme tomba. L’expression devint subitement humaine et désespérée. En vérité, l’acte était au-dessus de ses forces. Elle ne pourrait pas, elle ne pouvait pas frapper celui qu’elle aimait, du fond de son cœur. Et elle se mit à pleurer, à genoux devant lui, à pleurer sans comprendre, sans pardonner, mais sans haïr non plus.

Lorsque Maxime revint de sa course inutile, Pasquarella avait disparu. Nathalie s’était enfermée dans sa chambre…



Quatrième partie

Le château de Plouvanec’h


I

La fiancée qui attend

Le vieux Geoffroi, gardien et unique habitant du château de Plouvanec’h, dont les ruines imposantes sont situées au bout de la Bretagne, près de la mer et sur les confins d’une antique forêt, faisait sa ronde quotidienne. Clopin-clopant, appuyé sur son bâton d’épine, habillé d’une veste courte à galons de velours et d’un pantalon noir usé jusqu’à la corde, il déambula parmi les débris des tours écroulées et de la chapelle démolie, jeta un coup d’œil sur le donjon et poussa jusqu’au mur d’enceinte. Arrivé là, non loin de la grille toujours ouverte, il s’arrêta devant la quatrième brèche à droite — car en vérité ce mur à créneaux et à contreforts se composait de brèches autant que de moellons — il se pencha et releva quelques empreintes fraîchement découpées dans la terre humide.

Les ayant comptées, il revint au donjon, qui était la seule demeure possible. Il y couchait sous les combles et entretenait au rez-de-chaussée et au premier étage la salle des gardes et les trois petites chambres qu’occupaient jadis ses défunts maîtres.