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LE SCANDALE DU GAZON BLEU

à présent, il regardait, par les larges baies, l’horizon de Paris, là-bas, sur la rive gauche, sur le Champ-de-Mars et le cours paresseux du fleuve gris et rose sous le soleil levant, du fleuve qui s’en allait vers les collines de Meudon, vers la mer ; par moments, revenant vers le fond de la chambre il regardait Dominique prostrée sur son siège, la face pâle et encore bouleversée, la bouche entr’ouverte. Et il s’irritait : « Elle dort ! elle peut dormir ! » songeait-il.

Cependant l’agitation de Patrice tombait un peu. Lui aussi était harassé. Mais à présent il pouvait réfléchir. Des précautions étaient nécessaires pour que leur participation à la scène de la pelouse restât insoupçonnée s’il y avait enquête. Sortant furtivement de son appartement dans la maison encore endormie il descendit au garage, prit dans sa voiture le panier de champagne où restaient cinq bouteilles seulement et alla l’enfermer dans le second box. Il revint à son auto, en nettoya les roues, enlevant avec soin toute trace de boue et de sable.

Il regagna l’ascenseur et remonta chez lui. Dominique, se réveillant pendant son absence, s’était mise au lit après avoir fait disparaître ses vêtements déchirés et avoir effacé le sang qui maculait sa poitrine.

Patrice se coucha également. Personne ne devait savoir qu’ils avaient anormalement veillé. Rien ne devait déceler le drame qui s’était passé entre eux.

Côte à côte, allongés dans leur grand lit, ce lit où ils ont échangé tant de baisers, tant de caresses, immobiles, les yeux grands ouverts, ils attendent l’heure normale du réveil, l’heure de reprendre, comme si rien n’avait eu lieu, la vie quotidienne.

Ils ne se parlent pas. Ils n’ont plus rien à se dire. Ils savent que jusqu’à la fin de leur vie ils ne reparleront jamais de l’affreuse chose, mais ils savent aussi que son souvenir torturant est là, entre eux, qu’il y sera toujours, qu’il les obsédera sans trêve, qu’il fera désormais partie de leur existence, comme une maladie chronique, incurable, qui empoisonne toutes les heures par sa présence muette, toutes les heures jusqu’à celle de la mort…