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LE SCANDALE DU GAZON BLEU

vivante, désirable, presque sensuelle. Elle dit doucement, comme avec la pudeur d’être entendue par des voisins qui cependant ne pouvaient pas entendre :

— Patrice, mon amour, je suis heureuse…

Un sourire éclaira aussi le visage glabre, énergique et régulier de Patrice Martyl. Il étendit la main à travers la table et une seconde la posa sur la main de Dominique qui, sur la nappe blanche, sous la petite lampe rose, semblait une fleur de chair entr’ouverte. Ce fut très rapide car il avait comme la jeune femme la pudeur de ses sentiments intimes. Pour répondre il amortit le timbre de sa belle voix profonde et émouvante qui avait contribué, avec le goût pour la science juridique que lui avait transmis une ascendance de robe, à faire de lui, à trente-quatre ans, le plus célèbre des jeunes avocats d’assises.

Il murmura en attachant ses yeux gris sur ceux de Dominique :

— Ma chérie, je suis heureux. Je t’aime…

Elle eut un petit frisson d’émoi. Elle était la statue qui s’anime pour l’amour d’un seul homme. Quand Patrice Martyl, dans une vieille ville bretonne, où un procès criminel à sensation l’avait appelé, pour la première fois s’était trouvé en sa présence, elle dépassait à peine vingt ans et ignorait tout de la vie. Appartenant à une famille d’ancienne noblesse de province, elle avait été élevée rigidement par des parents bons et tendres, mais respectueux des anciennes convenances, catholiques pratiquants et n’admettant pas le laisser-aller des mœurs modernes ni l’excessive liberté qu’elles donnent aux jeunes filles. Dominique, pieuse elle-même, de moralité presque dure, de principes sévères, autant par goût que par éducation, n’avait jamais connu les flirts où s’éparpille, comme des roses effeuillées, l’innocence des adolescentes. Elle était vierge de corps et d’âme. Patrice avait paru. Il l’avait aimée. Elle l’avait aimé et épousé. Depuis, elle vivait à Paris avec lui, pour lui, sans rêve puisque la réalité la comblait, C’était toute l’histoire de Dominique. Et cette histoire pouvait se résumer en ces mots que la jeune femme se répétait chaque jour et qu’elle venait de prononcer en cette soirée qui était l’anniversaire de leur mariage, fêté chaque année avec une dévotion rituelle, par un dîner en tête à tête dans