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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
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exercé, pouvaient soutenir l’effort le plus violent et le plus opiniâtre. Par ses yeux, par ses oreilles, par ses narines, il participait de la façon la plus aiguë à tous les frémissements du monde extérieur. Aucune tare. Des nerfs en équilibre. Une volonté tendue au premier choc. La faculté de se résoudre à la première alerte. Une sensibilité toujours en éveil, mais contrôlée par la raison. Une intelligence vive. Un esprit logique et clair. Il était prêt.

Il était prêt. Comme un athlète, au mieux de sa forme, il se devait à lui-même d’entrer dans la lice et d’accomplir une prouesse. Or, coïncidence admirable, les événements semblaient lui promettre un champ d’action où cette prouesse pourrait se réaliser de la façon la plus éclatante. Comment ? Il l’ignorait. À quel moment ? Il n’aurait su le dire. Mais il avait l’intuition profonde que des routes nouvelles allaient s’ouvrir devant lui.

Une heure durant, il se promena enthousiasmé et palpitant d’espoir. Brusquement une rafale d’eau, comme arrachée à la crête des vagues, bondit sur la plage et la pluie tomba, par paquets désordonnés qui s’abattaient dans tous les sens.

C’était la tempête. Et Isabel se trouvait encore en mer.

Il haussa les épaules, refusant de laisser place en lui à un retour d’inquiétude. Si, l’un et l’autre, ils avaient échappé au naufrage de la Reine-Mary, ce n’était pas pour que l’un des deux expiât maintenant cette faveur inouïe. Non, malgré tout ce qui pourrait advenir, Isabel arriverait là-bas. Le destin les protégeait.

Sous les torrents de pluie qui déferlaient à travers la plage et par les rues inondées, Simon regagna la villa Dubosc. Une force indomptable le soutenait. Et il songeait avec orgueil à sa belle fiancée, qui, dédaigneuse, elle aussi, des épreuves accumulées, inlassable comme lui, s’en allait brusquement dans la nuit terrifiante…

IV

LE CATACLYSME

Les cinq jours qui vinrent furent de ceux dont le souvenir pèse sur un pays durant d’innombrables générations. Bourrasques, cyclones, inondations, soulèvement des fleuves, révoltes de la mer… les côtes de la Manche et en particulier la région de Fécamp, de Dieppe et du Tréport, subirent l’assaut le plus acharné que l’on puisse concevoir.

Bien qu’il soit impossible d’admettre, du point de vue scientifique, la moindre relation entre cette série de tempêtes et le formidable événement du 4 juin, c’est-à-dire du cinquième et du dernier de ces jours, quelle étrange coïncidence ! Comment les foules, depuis, n’eussent-elles pas cru ces phénomènes solidaires les uns les autres ?

À Dieppe, centre incontestable des premières secousses sismiques, à Dieppe et dans les environs, ce fut l’enfer. On eût dit que ce point du monde était le rendez-vous de toutes les puissances qui attaquent, qui saccagent, qui minent, et qui tuent. Dans le tourbillon des trombes ou dans le remous des rivières débordées, sous le choc des arbres déracinés, des falaises qui s’écroulaient, des échafaudages, des pans de mur, des clochers d’églises, des cheminées d’usines, de tous les matériaux charriés par le vent, les morts se multiplièrent. Vingt familles furent en deuil dès le premier jour, quarante le deuxième. Et releva-t-on jamais exactement le chiffre des victimes que fit la grande convulsion dont s’accompagna le formidable événement ?

Ainsi qu’il arrive en ces périodes de danger constant, où chacun ne pense qu’à soi et aux siens, Simon ne connut guère le fléau que par les manifestations qui l’atteignirent. Un radio-télégramme d’Isabel l’ayant rassuré, il ne lisait les journaux que pour s’assurer que sa fuite avec miss Bakefield n’était point soupçonnée. Le reste, détails sur l’engloutissement de la Reine-Mary, articles où l’on célébrait sa présence d’esprit, son courage et le courage d’Isabel, études où l’on tentait d’expliquer les convulsions de la Manche, tout cela, il n’avait guère le temps de s’en occuper.

Il ne quittait pas son père auquel l’attachaient des liens d’affection profonde. Il lui confia le secret de son amour, les incidents de la veille, ses projets. Ensemble, ils erraient à travers la ville ou s’en allaient dans la campagne, tous deux aveuglés et trempés par les averses, titubant sous les rafales et baissant la tête sous la mitraille des tuiles et des ardoises. Sur les routes, les arbres et les poteaux télégraphiques étaient fauchés comme des épis de blé. Les bottes de paille, les gerbes de colza, les fagots de bois, les palissades, les grillages tourbillonnaient comme des feuilles mortes à l’automne. Guerre sans merci que la nature semblait se faire à elle-même pour le plaisir d’abîmer et de ravager.

Et la mer continuait à rouler ses vagues gigantesques avec un bruit assourdissant. Tout service était interrompu entre la France et l’Angleterre. Des radios signalaient le péril aux grands paquebots qui venaient d’Amérique ou d’Allemagne, et aucun d’eux n’osait s’engager dans la passe infernale.

Le quatrième et avant-dernier jour, le mardi 3 juin, il y eut une légère détente.

L’assaut suprême se préparait. M. Dubosc, épuisé, ne se leva pas de l’après-midi. Simon se jeta également sur son lit, tout