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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

habillé, et dormit jusqu’au soir. Mais à neuf heures, un choc les réveilla.

Simon crut que sa fenêtre, brusquement ouverte, avait cédé à l’effort du vent. Un second choc, plus net, abattit sa porte, et il se sentit pivoter sur lui-même, tandis que les murs de sa chambre tournoyaient.

En hâte, il descendit et trouva dans le jardin son père et les domestiques, tous affolés et lâchant des paroles incohérentes. Après un long moment, durant lequel les uns voulurent fuir, et les autres s’agenouillèrent, une pluie violente, renforcée de grêle, les fit rentrer.

À dix heures, on se mit à table. M. Dubosc ne disait pas un mot. Les domestiques étaient livides et tremblaient. Simon gardait au fond de son être horripilé l’impression effarante du frémissement des choses.

À dix heures cinquante, une vibration assez faible, mais qui se prolongea, et dont les battements étaient très rapprochés les uns des autres comme ceux d’une sonnerie, fit tomber des faïences accrochées au mur et arrêta la pendule.

Tout le monde sortit de nouveau et l’on s’entassa sous un petit kiosque de chaume que la pluie cinglait obliquement.

Au bout d’une demi-heure, la trépidation recommença et, pour ainsi dire, ne cessa plus, faible et lointaine d’abord, et puis de plus en plus perceptible, comme un de ces frissons de fièvre venus du fond de notre chair et qui nous ébranlent tout entiers.

À la fin, cela devenait un supplice. Deux des domestiques sanglotaient. M. Dubosc avait entouré de son bras le cou de Simon, et il balbutiait des mots de peur et de démence. Simon lui-même ne pouvait plus supporter cette sensation exécrable du tremblement de terre, le vertige de l’être qui perd son point d’appui. Il lui semblait vivre dans un monde disloqué, et que son cerveau enregistrait des impressions absurdes et grotesques.

De la ville montait une clameur ininterrompue. Sur la route, toute une foule passa qui fuyait vers les hauteurs. Une cloche d’église envoyait dans l’espace le son lugubre du tocsin, tandis que des horloges frappaient les douze coups de minuit.

« Sauvons-nous ! sauvons-nous » s’écria M. Dubosc.

Simon protesta :

« Voyons, père, c’est inutile. Que pouvons-nous craindre ? »

Mais une panique emportait tous les gens. Chacun agissait au hasard, avec des gestes inconscients ainsi qu’une machine détraquée qui fonctionne à rebours. Les domestiques rentrèrent, stupidement, comme on inspecte au départ une maison que l’on quitte. Dans une hallucination, Simon aperçut l’un d’eux qui jetait au fond d’une sacoche en toile des candélabres dorés et les boîtes d’argenterie dont il avait la garde, un autre qui remplissait ses poches de pain et de gâteaux secs. Lui-même, son instinct l’ayant conduit dans un petit cabinet situé au rez-de-chaussée, il endossa un veston de cuir et changea ses bottines pour de lourdes chaussures de chasse. Et il entendit son père qui lui disait :

« Tiens… prends mon portefeuille… il y a de l’argent, des liasses de billets… il vaut mieux que ce soit toi… »

Subitement, les lumières électriques s’éteignirent et, en même temps, au loin, gronda un étrange coup de tonnerre, mais si étrange, si différent du bruit habituel de la foudre Et cela recommença en un fracas moins strident, accompagné de crépitements souterrains, et qui grossit encore, pour éclater une seconde fois en une série de formidables détonations plus puissantes que des décharges d’artillerie.

Alors, ce fut une galopade éperdue vers la route. Mais les fuyards n’étaient pas sortis du jardin que l’effroyable catastrophe, annoncée par tant de phénomènes, se produisit. La terre bondit sous eux, et aussitôt se déroba, et bondit de nouveau comme une bête qui se convulse.

Simon et son père furent jetés l’un contre l’autre, puis séparés violemment et précipités sur le sol. Autour d’eux se propageait le vacarme immense d’un écroulement où toutes les choses tombaient dans un incroyable chaos. Il sembla que les ténèbres redoublaient d’intensité. Et puis, soudain, un bruit plus proche, un bruit qui les toucha, pour ainsi dire, une sorte de craquement. Et des cris jaillirent, qui venaient des entrailles mêmes du sol.

« Arrête ! » s’exclama Simon, en empoignant son père qu’il avait réussi à rejoindre… Arrête ! »

Il sentait devant lui, à quelques centimètres devant lui, l’horreur même d’un abîme entrouvert, et c’était du fond même de cette crevasse que montaient les hurlements de leurs compagnons.

Et trois secousses encore…

Simon se rendit compte, au bout d’un instant, que son père, les doigts crispés à son bras, l’entraînait avec une énergie sauvage. Tous deux escaladèrent la route en courant comme des aveugles, à tâtons, au milieu des obstacles que le tremblement de terre avait accumulés.

M. Dubosc avait son but, la falaise de Caude-Côte, plateau découvert où la sécurité serait complète. Mais, ayant pris un chemin de traverse, ils se heurtèrent à une bande de forcenés qui leur apprirent que la falaise s’était éboulée, entraînant de nombreuses victimes. Et tous ces gens ne pensaient plus qu’à gagner le bord de la mer. Avec eux, M. Dubosc et son fils