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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
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dégringolèrent les sentiers qui conduisent dans la vallée de Pourville, dont la plage s’ouvre à trois kilomètres de Dieppe. Une foule de villageois encombraient la terrasse ou bien s’abritaient de la pluie sous les cabines renversées par le vent. Et d’autres, la mer étant très basse, avaient descendu les pentes de galets, franchi la ligne du sable et se risquaient jusqu’aux rochers, comme si, là seulement, eût cessé tout péril. À la lueur indécise d’une lune qui s’efforçait de percer le rideau des nuages, on les voyait errer comme des fantômes.

« Viens, Simon, fit M. Dubosc, allons-y. »

Mais Simon le retint.

« Nous sommes bien ici, père. D’ailleurs, il semble que cela s’apaise. Repose-toi.

— Oui, oui… si tu veux, reprit M. Dubosc qui était fort déprimé… Et puis, nous retournerons à Dieppe… Je voudrais m’assurer que mes bateaux n’ont pas trop souffert. »

Un ouragan passa, chargé de pluie.

« Ne bouge pas, dit Simon, il y a une cabine à trente pas de là… Je vais voir… »

Il s’éloigna. Trois hommes déjà étaient étendus sous cette cabine, qu’ils avaient attachée à l’un des arcs-boutants de la terrasse. Et d’autres survinrent qui voulurent également s’y réfugier. Il y eut des coups de poing. Simon s’interposa. Mais la terre tressaillit, une fois de plus, et l’on entendit, à droite et à gauche, le craquement de falaises qui s’abattaient.

« Où es-tu, père ? » cria Simon, revenant en hâte vers l’endroit où il avait laissé M. Dubosc.

Ne trouvant plus personne, il appela. Mais le bruit de la tempête couvrit sa voix, et il ne savait plus de quel côté chercher. Repris de peur, M. Dubosc s’était-il enfoncé davantage vers la mer ? Ou bien, inquiet de ses bateaux, retournait-il à Dieppe ainsi qu’il en avait marqué l’intention ?

Au hasard — mais doit-on appeler hasard ces décisions inconscientes, qui nous poussent à suivre la route même de notre destinée ? — Simon se mit à courir sur le galet et sur le sable. Puis, à travers le dédale des rochers gluants, entravé par les pièges que tendait le réseau des algues et des varechs, trébuchant dans les flaques d’eau où venaient expirer en remous et en clapotements les hautes vagues du large, il rejoignit les fantômes qu’il avait aperçus de loin.

Il alla de l’un à l’autre, et, ne reconnaissant pas son père, il se disposait à regagner la terrasse lorsqu’il se produisit un petit fait qui changea sa résolution. La lune apparut tout entière. Aussitôt masquée, elle apparut encore et, à plusieurs reprises, entre les nuages échevelés, sa lumière s’épanouit ainsi dans l’espace, éclatante et magnifique. Alors, Simon, qui avait obliqué vers la droite de la plage, constata que les falaises, en s’effondrant, avaient enseveli le rivage sous le plus gigantesque chaos que l’on pût imaginer. Les masses blanches s’entassaient les unes sur les autres comme des montagnes de craie. Et Simon crut même discerner qu’une de ces masses, entraînée par son poids, avait roulé jusqu’à la pleine mer, où elle surgissait maintenant, à trois cents mètres de lui.

À la réflexion, il n’admit point que cela fût possible, la distance étant beaucoup trop grande ; mais, en ce cas, qu’était-ce que cette silhouette énorme qui s’allongeait là-bas ainsi qu’une bête accroupie ? Cent fois, durant son enfance, il avait mené sa périssoire, ou bien était venu pêcher le bouquet dans ces parages, et il savait de façon certaine que rien ne s’y dressait au-dessus des eaux.

Qu’était-ce ? Un banc de sable ? Cela paraissait avoir des lignes plus heurtées, et la couleur grise en était celle de rochers, de rochers nus, sans vêtement d’algues ni de varechs.

Il avança. En vérité, une ardente curiosité le poussait, mais plus encore, il s’en rendit compte par la suite, plus encore quelque chose de mystérieux et de tout-puissant, qui était l’esprit d’aventure. L’aventure le tenta : aller vers ce sol nouveau, dont il ne pouvait pas ne pas attribuer la provenance aux convulsions récentes de la terre.

Et il y alla. Après la première zone de sable, et après celle des petits rochers où il se trouvait, c’était la zone définitive de sable sur laquelle les vagues roulent éternellement. Mais, de place en place, des roches émergeaient encore, et il put ainsi, par un effort tenace, accéder à cette sorte de promontoire entrevu.

C’était bien un sol dur, fait de dépôts et de sédiments, comme eût dit le père Calcaire. Et Simon comprit que, sous l’action des grandes secousses, et grâce à un phénomène physique dont il ignorait le mécanisme, le fond de la mer s’était élevé brutalement jusqu’à dominer les flots d’une hauteur qui variait selon les endroits, mais qui dépassait, certes, le niveau des plus fortes marées.

Promontoire assez étroit, puisque, aux clartés intermittentes de la lune, Simon voyait, de chaque côté, l’écume des vagues voltiger au bord de ce nouveau récif. Promontoire irrégulier, large de trente ou quarante mètres ici, plus loin de cent ou même de deux cents mètres, et qui se continuait comme une levée de terre en suivant à peu près l’ancienne ligne des falaises.

Simon n’hésita pas. Il se mit en route. Le terrain inégal et montueux, d’abord parsemé de flaques d’eau, hérissé de rocs que le travail opiniâtre de la mer avait poussés jusque-là, s’aplanit peu à peu, et Simon