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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

formes variables des vallons et des sommets, lignes à peine plus indiquées qu’un visage d’enfant, tout lui fut, pendant une heure ou deux, motif d’exaltation et d’émerveillement.

« Regardez, regardez, s’écriait-il, on dirait que les paysages sont étonnés d’apparaître en plein jour. Écrasés jusqu’ici sous la mer, ensevelis dans les ténèbres, la lumière semble les embarrasser. Il faut que chaque chose apprenne à se tenir, à conquérir sa place, à s’adapter aux conditions différentes de l’existence, à se plier à d’autres lois, à se modeler d’après d’autres volontés, à vivre enfin sa vie de chose terrestre. Elle fera connaissance avec le vent, avec la pluie, avec le froid, avec l’hiver et avec le printemps, avec le soleil, le beau et magnifique soleil qui la fécondera et tirera d’elle tout ce qu’elle peut donner en apparence, en couleur, en utilité, en agrément et en beauté. C’est un univers qui se crée sous nos yeux. »

Dolorès écoutait avec une expression charmée, où se marquait le grand plaisir qu’elle avait à ce que Simon parlât pour elle. Et, à son insu, il devenait cependant plus attentif et plus aimable. La compagne à laquelle le hasard l’avait associé prenait peu à peu figure de femme. Parfois il pensait à cet amour qu’elle lui avait révélé, et il se demandait si, en affectant de se dévouer, elle ne cherchait pas surtout à rester près de lui, et à profiter des circonstances qui les réunissaient. Mais il était si certain de sa propre force et si bien protégé par Isabel, qu’il ne se souciait guère de démêler les secrets de cette âme mystérieuse.

Trois fois, au milieu de la nuée des rôdeurs qui venaient se heurter à la barrière du fleuve, trois fois ils assistèrent à des luttes sanglantes. Deux hommes et une femme tombèrent sans que Simon tentât de les défendre ou de châtier les coupables.

« C’est la loi du plus fort, disait-il. Pas de gendarmes ! Pas de juges ! Pas de bourreaux ! Pas de guillotine ! Alors, pourquoi se gêner ? Toutes les acquisitions sociales et morales, toutes les subtilités de la civilisation, tout cela s’évanouit instantanément. Il reste les instincts primordiaux qui sont d’abuser de la force, de prendre ce qui ne vous appartient pas, et, dans un mouvement de colère ou de convoitise, de tuer. Qu’importe ! Nous sommes à l’époque des cavernes. Que chacun se débrouille ! »

Des chants s’élevèrent en avant d’eux, comme si le fleuve en eût transmis l’écho sonore. Ils tendirent l’oreille. C’étaient des chants de la campagne française, que l’on modulait d’une voix traînante, sur un rythme de mélopée. Le bruit s’en rapprocha. Du rideau des brumes se dégagea une grande barque, chargée d’hommes, de femmes et d’enfants, de paniers et de meubles, et qui filait sous l’effort puissant de six avirons. Matelots émigrés, en quête de rivages nouveaux où ils rebâtiraient leurs maisons.

« France ? cria Simon, quand ils passèrent.

— Cayeux-sur-Mer, répondit l’un des chanteurs.

— Alors, c’est bien la Somme, cette rivière ?

— C’est la Somme.

— Pourtant, elle va vers le nord.

— Oui, mais il y a un tournant brusque à quelques lieues d’ici.

— Vous avez dû croiser une troupe de gens qui emmenaient un vieillard et une jeune fille attachés sur les chevaux.

— Rien vu de cela », affirma l’homme.

Il se remit à chanter. Des voix de femme l’accompagnaient en chœur, et la barque s’éloigna.

« Rolleston aura bifurqué vers la France, conclut Simon Dubosc.

— Impossible, objecta Dolorès, puisque son but est maintenant cette source d’or dont on lui a parlé.

— En ce cas, que sont-ils devenus ? »

La réponse à cette question leur fut donnée après une heure de marche pénible sur un sol fait de coquilles brisées, des milliards et des milliards de ces coquilles de mollusques avec lesquelles les siècles pétrissent et façonnent les plus hautes falaises. Cela craquait sous les pieds, et ils y enfonçaient quelquefois plus haut que les chevilles. Certaines places, durant des centaines de mètres, étaient recouvertes d’une couche de poissons morts que l’on était contraint de fouler, et qui formaient une bouillie de chair décomposée d’où s’élevait une odeur intolérable.

Mais une pente de terrain durci les conduisit sur un promontoire plus accidenté qui surplombait le fleuve. Là, une douzaine d’hommes déjà grisonnants, vêtus de haillons et repoussants de saleté, la figure mauvaise et le geste brutal, dépeçaient le cadavre d’un cheval dont ils faisaient griller les morceaux au-dessus d’un maigre feu alimenté de planches mouillées. Ce devait être un groupe de chemineaux associés pour le grand pillage. Un chien de berger les accompagnait. L’un d’eux raconta qu’il avait vu, dès le matin, une bande de gens armés qui traversaient la Somme, en utilisant une lourde épave échouée au milieu du fleuve et à laquelle ils avaient accédé par un pont fragile jeté en hâte.

« Tenez, dit-il, le voilà qui s’amorce au bout de la falaise. C’est là-dessus qu’ils ont fait glisser la jeune fille en premier, et puis le vieux qui était attaché.

— Mais, demanda Simon, les chevaux n’ont pas passé par là ?

— Les chevaux ? ils étaient claqués…