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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
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rien dit ? Bien plus… Mais oui… le câble, c’est vous qui me l’avez indiqué… C’est vous qui m’avez lancé dans la direction du sud… vers la France… Et c’est à cause de vous que nous avons perdu presque une journée ! »

Tout contre elle, son regard rivé au sien, tenant entre ses doigts les doigts de la jeune femme, il reprit :

« Pourquoi avez-vous fait cela ? C’est une trahison qui n’a pas de nom… Dites, pourquoi ? Vous n’ignorez pas que j’aime miss Bakefield, et qu’elle court le danger le plus terrible, et qu’une journée perdue, c’est pour elle le déshonneur, la mort… Alors.

Il garda le silence. Il sentait que sous son apparence, impassible comme d’habitude, la jeune femme était bouleversée d’émotion, et qu’il la dominait de toute sa puissance d’homme. Les genoux de Dolorès fléchissaient. Il n’y avait plus en elle que soumission et que douceur, et nulle réserve ne pouvant, dans les circonstances exceptionnelles où ils se trouvaient, atténuer ses aveux et entraver son élan, elle murmura :

« Pardonnez-moi… Je ne me suis pas rendu compte, et n’ai pensé qu’à vous… à vous et à moi… Oui, dès le premier instant de notre rencontre, l’autre jour, j’ai été entraînée par un sentiment plus fort que tout… Je ne sais pas pourquoi… C’est votre façon d’agir… votre délicatesse, lorsque vous avez jeté votre veste sur mes épaules… Je ne suis pas accoutumée à ce qu’on me traite ainsi… Vous m’avez semblé différent des autres… Le soir, au casino, votre triomphe m’a grisée… Et, depuis toute ma vie s’en va vers vous… Je n’ai jamais éprouvé cela… Les hommes… les hommes sont durs avec moi… violents… terribles… ils me poursuivent comme des brutes… je les déteste… Vous… vous… c’est autre chose… Je me sens auprès de vous comme une esclave… Je voudrais vous plaire… Chacun de vos gestes me ravit… Près de vous, je suis heureuse comme je ne l’ai jamais été au monde… »

Elle se tenait inclinée devant lui et baissait la tête. Simon demeurait confondu devant l’expression de cet amour spontané, que rien ne lui avait laissé prévoir, et qui était à la fois si humble et si ardent. Il en était offensé, dans sa tendresse pour Isabel, comme s’il eût commis une faute en écoutant la jeune femme. Cependant elle lui parlait si doucement, et c’était si étrange de voir cette belle et fière créature se courber avec un tel respect qu’il ne pouvait se défendre d’une certaine émotion.

« J’aime une autre femme, répéta-t-il pour bien dresser entre eux l’obstacle de cet amour, et rien ne peut nous séparer, elle et moi.

— Oui, dit-elle. Tout de même j’espérais… je ne sais pas quoi… Je n’avais pas de but… Je voulais seulement que nous soyons seuls, tous deux, le plus longtemps possible. Maintenant c’est fini. Je vous le jure. Nous rejoindrons miss Bakefield… Laissez-moi vous conduire… il me semble que je saurais mieux que vous… »

Était-elle sincère ? Comment allier cette offre de dévouement avec la passion qu’elle avait confessée ? Il le lui dit :

« Qui me prouve ?…

— Qui vous prouve ma loyauté ? dit-elle. L’aveu complet du mal que j’ai fait et que je veux réparer. Ce matin, quand je suis venue, seule, ici, j’ai cherché à terre, un peu partout, s’il ne restait rien qui pût nous renseigner, et j’ai fini par découvrir, sur le bord de cette pierre, un bout de papier sur lequel on avait écrit…

— Vous l’avez ? s’écria Simon vivement. Elle a écrit ? Miss Bakefield, n’est-ce pas ?

— Oui.

— À mon adresse, évidemment ? reprit Simon avec une excitation croissante.

— Il n’y a pas d’adresse. Mais ces lignes, en effet, furent écrites pour vous, comme celles d’hier. Les voici… »

Elle tendit un morceau de papier, humide et froissé, où il put lire, griffonnés à la hâte, ces mots, de l’écriture d’Isabel :

« Direction Dieppe abandonnée. Ils ont entendu parler d’une source d’or… une vraie source jaillissante, paraît-il. Nous allons de ce côté. Aucune inquiétude pour le moment. »

Et Dolorès ajouta :

« Ils sont partis avant même le lever du jour en remontant le fleuve. Si ce fleuve est bien la Somme, nous devons supposer qu’ils l’ont traversé quelque part, ce qui les a ralentis. Donc, nous les retrouverons, Simon. »

III

CÔTE À CÔTE

Exténué, le cheval ne pouvait plus leur rendre aucun service. Ils durent l’abandonner, après avoir vidé les sacoches et repris la couverture que Dolorès enroula autour d’elle comme un manteau de soldat.

Ils repartirent. Désormais, la jeune femme dirigeait la poursuite. Simon, rassuré par la lettre d’Isabel, se laissait conduire, et vingt fois il fut à même de constater la clairvoyance de Dolorès, la précision de ses jugements ou de ses intuitions.

Alors, moins soucieux, se sentant compris, il parla davantage et s’abandonna comme la veille aux élans d’enthousiasme qu’éveillait en lui le miracle de ce monde nouveau. Rives encore indécises, fleuve hésitant, couleurs changeantes de l’eau,