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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

isolés constituaient une sorte de guérite que précédait un espace vide.

« À l’assaut ! cria Forsetta en rejoignant les hommes. Ils sont traqués ! Mazzani et moi, nous les tenons au bout de nos fusils. Si le Français bouge, nous l’abattons. »

Pour soutenir le choc, Simon et Dolorès avaient dû se lever et se découvrir à moitié. Effrayée par la menace de l’Indien, Dolorès se jeta devant Simon et lui fit un rempart de son corps.

« Halte ! ordonna Forsetta, retenant l’élan de ses hommes. Et toi, Dolorès, lâche donc ton Français. Allons, la vie sauve pour lui si tu l’abandonnes ! Qu’il s’en aille ! c’est à toi que j’en ai ! »

Simon saisit la jeune femme de son bras gauche et l’attira violemment :

« Pas un geste, dit-il. Je vous défends de me quitter. Je réponds de vous. Moi vivant, ces misérables ne vous auront pas. » Et la jeune femme serrée contre lui, au creux de son épaule, il tendit le bras droit.

— Bravo, monsieur Dubosc ! ricana Forsetta. Il paraît qu’on s’est offert la belle Dolorès, et qu’on y tient. Ces Français, toujours les mêmes. Des chevaliers ! »

D’un geste, il ramassa les chemineaux en vue de l’attaque suprême.

« Allons, camarades ! encore un effort, et tous les billets sont pour vous. Mazzani et moi, on se réserve la petite. Tu y es, Mazzani ? »

Tous ensemble, ils se ruèrent. Tous ensemble, sur un ordre de Forsetta, ils lancèrent comme des projectiles les morceaux de bois et de fer avec lesquels ils s’étaient garantis. Dolorès ne fut pas atteinte, mais Simon, frappé au bras, lâcha son browning au moment même où il venait de tirer et d’abattre Mazzani. Un des chemineaux sauta sur l’arme qui avait roulé, tandis que Forsetta engageait la lutte avec Dolorès, évitant le poignard de la jeune femme, et la ceinturant de ses deux bras.

« Ah ! Simon, je suis perdue », balbutia-t-elle, essayant de s’accrocher à lui.

Mais Simon avait affaire aux cinq chemineaux. Sans armes, n’ayant que ses pieds et ses poings, trois fois il essuya le feu de celui qui avait ramassé le browning et qui tira maladroitement les dernières balles. Sous le poids des autres brutes, il fléchit un instant et fut renversé. Deux d’entre eux le saisirent aux jambes. Deux autres cherchèrent à l’étreindre à la gorge, pendant que le cinquième le visait toujours de son revolver vide.

« Simon, sauvez-moi… Sauvez-moi, » cria Dolorès que Forsetta emportait enveloppée dans une couverture et liée par une corde.

Il se raidit désespérément, échappa durant quelques secondes à ses agresseurs et, avant qu’ils aient eu le temps de reprendre le contact, sous l’impulsion d’une idée subite, il leur jeta son portefeuille en proférant :

« Bas les pattes, gredins ! Partagez-vous ça. Trente mille… »

Les liasses de billets avaient sauté du maroquin et s’éparpillaient sur le sol. Les chemineaux n’hésitèrent pas. Ils se jetèrent à plat ventre, laissant le champ libre à Simon.

À cinquante mètres de là, Forsetta fuyait, sa proie chargée sur l’épaule. Il suivait le fleuve. Plus loin, les deux chemineaux, postés sur l’autre rive, traversaient à l’aide d’un radeau qu’ils avaient trouvé et de deux perches en guise de rames. Si Forsetta les rejoignait, c’était le salut pour lui.

« Il n’arrivera pas », se dit Simon, en mesurant le terrain du regard.

D’un geste, il arracha le couteau d’un de ses agresseurs et se mit à courir.

Forsetta, qui le croyait toujours aux prises avec les chemineaux, ne se pressait point. Il avait pour ainsi dire enroulé Dolorès autour de son cou en lui rabattant les jambes, la tête et les bras devant lui, et en les écrasant contre sa poitrine avec ses bras noués et avec son fusil. Il cria aux deux rameurs pour les stimuler :

« Voici la petite !… C’est ma part… Vous aurez tous ses bijoux… »

Les deux hommes l’avertirent :

« Attention ! »

Il se retourna, vit Simon à vingt pas de lui, et, d’un coup d’épaule, voulut jeter Dolorès à terre comme un fardeau dont on se débarrasse. La jeune femme tomba, mais elle avait manœuvré de telle façon, sous la couverture qui la paralysait, qu’au moment de tomber elle tenait à pleine main le canon du fusil et que, dans sa chute, elle entraîna l’Indien.

Les quelques secondes qu’il fallut à Forsetta pour reprendre son arme le perdirent. Simon sauta sur lui avant qu’il pût la braquer. Il trébucha de nouveau, reçut un coup de poignard à la hanche, et ploya sur ses genoux en demandant grâce.

Simon délivra Dolorès, puis apostrophant les deux chemineaux qui, effrayés, sur le point d’atterrir, tâchaient de repousser le radeau, il leur commanda :

« Soignez le blessé… Il y a aussi là-bas l’autre Indien qui ne doit pas être mort. Soignez-le, vous aurez la vie sauve. »

Les autres chemineaux se dispersaient au loin, avec les billets de banque, et si rapidement que Simon renonça à la poursuite.

Ainsi il restait maître du champ de bataille. Morts, blessés, ou en fuite, ses adversaires étaient vaincus. L’extraordinaire aventure se continuait, comme en pays barbare et dans le plus imprévu des décors.

Il eut la sensation profonde des minutes fabuleuses qu’il vivait, sur le sol de la Manche, entre la France et l’Angleterre, au