Page:Leblanc - Le formidable événement, 1925.djvu/60

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
57

milieu d’une contrée qui était vraiment celle de la mort, du crime, de la ruse et de la force. Et il avait triomphé !

Il ne put s’empêcher de sourire et, se tenant appuyé des deux mains sur le fusil de Forsetta, il dit à Dolorès :

« La Prairie ! La Prairie de Fenimore Cooper !… Le Far-West !… Tout y est : l’attaque des Sioux, le blockhaus improvisé, l’enlèvement, le combat d’où sort vainqueur le chef des Visages-Pâles… »

Elle se tenait en face de lui, toute droite. Son mince corsage de soie avait été déchiré dans la lutte et les morceaux en pendaient autour de son buste découvert. Il ajouta, la voix moins assurée :

« Et voici la belle indienne… »

Était-ce l’émotion ? un excès de fatigue, après le long effort qu’elle avait donné ? Dolorès chancela et parut sur le point de tomber. Il la soutint dans ses bras.

« Vous n’êtes pas blessée pourtant ? dit-il.

— Non… un étourdissement… J’ai eu très peur… Et je n’aurais pas dû avoir peur, puisque vous étiez là, et que vous aviez promis de me sauver. Ah ! Simon, comme je vous remercie !

— J’ai fait ce que tout autre aurait fait, Dolorès. Ne me remerciez pas. »

Il eût voulu se dégager. Mais elle le retenait, et, après un silence, elle articula :

« Celle que le chef appelle la belle Indienne avait un nom qu’on lui donnait dans son pays. Dois-je vous le dire ?

— Quel nom, Dolorès ? »

À voix basse, et sans le quitter des yeux, elle prononça :

« La Récompense-du-Chef. »

Comment n’eût-il pas pensé au fond de lui-même que cette magnifique créature méritait un tel surnom, qu’elle était bien la proie que l’on s’efforce de ravir, la captive que l’on sauve à tout prix, et qu’elle offrait réellement, avec ses lèvres rouges et ses épaules brunes, la plus merveilleuse des récompenses ?

Elle lui avait entouré le cou de ses deux bras dont il sentait la caresse, et, un instant, ils restèrent ainsi, immobiles, dans l’incertitude de ce qui allait advenir. Mais l’image d’Isabel effleura le cerveau de Simon. Il se souvint du serment qu’elle lui avait demandé : « Pas une minute de défaillance, Simon. Je ne pardonnerais pas. » Il se releva, en disant :

« Reposez-vous, Dolorès, l’étape est longue encore. »

Elle se releva à son tour, et se dirigea vers le fleuve, où elle baigna son visage dans l’eau fraîche. Puis, se remettant à l’œuvre aussitôt, elle recueillit toutes les munitions et provisions qu’elle put trouver sur les blessés.

« Voilà, dit-elle, quand tout fut prêt pour le départ. Mazzani et Forsetta n’en mourront pas, mais nous n’avons plus rien à craindre d’eux. Laissons-les sous la garde des deux chemineaux. À eux quatre, ils sauront se défendre. »

Ils n’échangèrent pas d’autres paroles. Durant une heure encore, ils remontèrent le fleuve, et ils parvinrent à l’endroit où commençait la grande courbe que leur avaient annoncée les gens de Cayeux. À l’origine même de cette courbe, qui amenait directement de France les eaux de la Somme, ils relevèrent, sur une partie de sable vaseux, les traces de Rolleston. La piste continuait droit, elle, s’écartant du fleuve et persistant par conséquent dans la direction du nord.

« La direction des sources d’or, évidemment, conclut Simon. Rolleston doit avoir au moins une journée d’avance sur nous.

— Oui, observa Dolorès, mais sa bande est nombreuse, ils n’ont plus de chevaux, et leurs deux prisonniers les ralentissent. »

Ils rencontrèrent plusieurs rôdeurs. Tous connaissaient l’étrange rumeur qui sans doute se colportait d’un bout à l’autre de la Prairie, et tous ils cherchaient la source d’or. Aucun ne put donner le moindre renseignement.

Mais une vieille femme passa, sorte de mégère, claudicante, qui s’appuyait sur une canne, et portait un cabas en tapisserie d’où émergeait la tête d’un petit chien.

Le chien aboyait furieusement. La mégère chantonnait d’une petite voix aigrelette.

Dolorès l’interrogea. Elle répondit, par phrases courtes et cadencées qui semblaient une continuation de sa chanson, qu’elle marchait depuis trois jours… sans jamais s’arrêter… qu’elle avait usé ses chaussures… que quand elle était fatiguée… elle se faisait porter par son chien.

« Oui, par mon chien… reprit-elle… N’est-ce pas, mon Dick ? »

Simon murmura : « Elle est folle. »

La vieille approuva de la tête, et leur dit d’un ton de confidence :

« Oui, folle… Je ne l’étais pas… mais c’est l’or… la pluie d’or qui m’a rendue folle… ça monte en l’air comme un jet d’eau… et les pièces d’or et les beaux cailloux… retombent comme une averse… Alors on tend son chapeau ou son sac, et ça tombe dedans… J’en ai plein mon sac… Vous voulez voir ? »

Elle riait tout bas, et, les attirant tous les deux, elle saisit son chien par le cou, le jeta à terre, et entrouvrit son cabas. Puis, chantonnant de nouveau :

« Vous êtes de braves gens, n’est-ce pas ?… Aux autres je ne montrerais pas… Mais vous ne me ferez pas de mal, vous… »

Dolorès et Simon se penchaient curieusement. De ses doigts osseux la vieille souleva d’abord un tas de chiffons réservés à Dick, puis elle écarta quelques cailloux rouges et jaunes, couleur de feu. Là-dessous, il y avait toute une cachette de pièces d’or