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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

qu’elle prit à pleine poignée et qu’elle fit sonner dans le creux de sa main. C’étaient de vieilles pièces de toutes les effigies et de toutes les grandeurs.

Simon articula avec émotion :

« Elle vient de là-bas !… Elle en vient !… »

Et, secouant la folle, il lui dit :

« Où est-ce ? Combien d’heures avez-vous marché ? Avez-vous vu une troupe d’hommes conduisant deux prisonniers, un vieillard et une jeune fille ? »

Mais la folle ramassait son chien et fermait son cabas. Elle ne voulait rien entendre. Tout au plus, en s’éloignant, dit-elle, sur un air de romance que le chien accompagnait de ses aboiements :

« Des cavaliers… ils galopaient… C’était hier… Une jeune fille blonde… »

Simon haussa les épaules.

« Elle divague, Rolleston n’a plus de chevaux…

— Oui, observa Dolorès, mais tout de même miss Bakefield est blonde… »

Ils furent très étonnés de constater un peu plus loin que la piste de Rolleston se branchait sur une autre piste qui venait de France, et qui, précisément, était formée par le piétinement de chevaux nombreux — une douzaine selon l’estimation de Dolorès — et dont les empreintes étaient plus anciennes que celles des bandits. C’étaient évidemment les cavaliers aperçus par la folle.

Dolorès et Simon n’eurent plus donc qu’à suivre le chemin battu qui se déroulait devant eux sur le tapis de sable humide. La région des coquilles avait pris fin. La plaine était jalonnée de grosses roches absolument rondes, constituées par des galets agglomérés dans de la marne, boules énormes qu’avaient polies toutes les vagues de fond et tous les courants sous-marins. À la fin, elles se trouvaient si pressées les unes contre les autres qu’elles constituaient un obstacle infranchissable que les cavaliers, puis Rolleston, avaient contourné.

Lorsque Simon et Dolorès l’eurent dépassé, ils arrivèrent à une large dépression du sol, où l’on descendait par des terrasses circulaires et au fond desquelles gisaient encore quelques roches rondes.

Au milieu de ces roches, il y avait des cadavres. Ils en comptèrent cinq.

C’étaient les cadavres d’hommes jeunes, élégants de mise, chaussés de bottes à éperons. Quatre avaient été tués par des balles, le cinquième par un coup de poignard donné dans le dos entre les épaules.

Simon et Dolorès se regardèrent, puis chacun, de son côté, continua son enquête…

Sur le sable traînaient des brides et une sangle, deux musettes d’avoine, des boîtes de conserves à moitié remplies, des couvertures dépliées, un réchaud à alcool.

Les poches des victimes avaient été vidées. Néanmoins Simon trouva dans un gilet une feuille de papier, portant une liste de douze noms : Paul Cormier, Armand Darnaud, etc… que suivait cette mention : « Équipage de chasse de la forêt d’Eu. »

Dolorès explora les alentours immédiats. Les indices qu’elle recueillit ainsi, et les faits établis par Simon, leur permirent de reconstituer exactement ce qui s’était passé. Les cavaliers — un groupe de chasseurs à courre normands — ayant campé l’avant-dernière nuit à cet endroit, avaient été surpris au matin par la bande de Rolleston et massacrés pour la plupart.

Avec des gens comme eux et Rolleston, l’attaque avait nécessairement abouti à un pillage en règle, mais le but en avait été surtout le vol des chevaux. Les chevaux conquis de haute lutte, les bandits s’étaient enfuis au galop.

« Il n’y a que cinq cadavres, remarqua Dolorès, et la liste comporte dix noms. Où sont les cinq autres cavaliers ? »

Simon s’écria :

« Dispersés, blessés, agonisants, que sais-je ? et nous pourrions les retrouver en fouillant les alentours. Mais cela nous est-il possible ? Avons-nous le droit de nous attarder, alors qu’il s’agit du salut de miss Bakefield et de son père ? Pensez donc, Dolorès, Rolleston a plus de trente heures d’avance sur nous, et ses hommes et lui sont montés sur d’excellents chevaux, tandis que nous… Et puis où les rejoindre ? »

Il serra les poings avec rage.

« Ah ! si je savais où elle est, cette source d’or ! Quelle distance nous en sépare ? Une journée de marche ? Deux journées ? Quelle horreur de ne rien savoir et de s’en aller au hasard, dans ce pays de malédiction ! »

V

LA RÉCOMPENSE-DU-CHEF

En deux heures ils virent au loin trois autres cadavres. Souvent des coups de feu claquaient on ne savait où. Les rôdeurs isolés devenaient rares ; on rencontrait plutôt des groupements, formés par des gens de toutes classes et de toutes nationalités qui s’étaient réunis pour se défendre. Mais, dans ces groupements, des batailles éclataient, dès qu’il y avait le moindre butin, ou même la moindre espérance de butin. Aucune discipline n’était acceptée, sauf celle qui s’imposait par la force.

Lorsque l’une de ces troupes errantes semblait approcher, Simon affectait de tenir son fusil comme s’il était sur le point de l’épauler. Il n’engageait la conversation que de loin, et d’un air rébarbatif qui n’inspirait pas confiance.

Dolorès l’observait avec inquiétude, évitant de lui adresser la parole. Une seule fois