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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

établie entre les troupes anglaises et françaises, il fut décidé que lord Bakefield et sa fille feraient partie d’un convoi anglais qui regagnait Hastings, et qui disposait d’une ambulance. Simon prit congé d’eux, après avoir demandé au vieux gentilhomme la permission de lui rendre une prochaine visite.

Simon estimait que sa mission n’était pas terminée en ces jours de bouleversement. Et, de fait, avant même la fin de l’après-midi, un aéroplane atterrissait en vue du campement, et l’on demandait au capitaine d’envoyer des renforts immédiats, un conflit semblant inévitable entre un détachement français et un détachement anglais qui, tous deux, avaient planté leurs drapeaux sur une crête d’où l’on découvrait tout le pays. Simon n’hésita pas un instant. Il prit place auprès des deux aviateurs.

Il est inutile, n’est-ce pas, de retracer, en ses détails, le rôle qu’il joua dans cet incident qui eût pu avoir des suites déplorables, la façon dont il se jeta entre les adversaires, ses supplications et ses menaces, et enfin l’ordre de recul qu’il donna aux Français avec tant d’autorité et de force persuasive ! Tout cela est de l’histoire, et il suffira de rappeler ces mots prononcés le surlendemain par le Premier ministre anglais à une séance des Communes : « Je tiens à remercier l’admirable Simon Dubosc. Sans lui, l’honneur de la Grande-Bretagne eût été souillé, du sang français eût été versé par des mains anglaises. Simon Dubosc, l’homme merveilleux qui a franchi d’un bond l’ancienne Manche, a compris qu’il fallait user, au moins pendant quelques heures, d’un peu de patience envers une grande nation, habituée depuis tant de siècles à se sentir sous la protection de l’océan, et qui, tout à coup, se voit désarmée, sans défense et sans remparts. N’oublions pas que, le matin même, l’Allemagne, avec son impudeur habituelle, offrait son alliance à la France et lui proposait l’invasion immédiate de la Grande-Bretagne avec toutes les forces combinées des deux pays. « Delenda Britannia ! » La réponse, Simon Dubosc l’a donnée, en accomplissant ce miracle : des Français qui reculent ! Honorons Simon Dubosc ! »

Le geste de Simon, la France le reconnaissait aussitôt en nommant le jeune homme haut-commissaire des nouveaux territoires français. Durant quatre jours encore il se multiplia, partout présent, survolant le domaine conquis par lui, rétablissant l’ordre, imposant l’harmonie, la discipline et la sécurité. Pourchassées et traquées, toutes les bandes des ravageurs et des pillards furent réduites à merci. Des aéroplanes sillonnaient le ciel. Des camions d’approvisionnement circulaient, assurant le transport des voyageurs. Le chaos s’organisait.

Enfin, un jour, Simon sonnait à la porte du château de Battle, près de Hastings. Là, également, le calme était revenu. Les domestiques avaient repris leur service. À peine quelques lézardes aux murailles, quelques crevasses au milieu des pelouses, rappelaient-elles les heures épouvantables.

Lord Bakefield, dont l’état de santé paraissait excellent, reçut Simon dans la bibliothèque et lui fit le même accueil cordial que sur les links de Brighton.

« Eh bien, jeune homme, où en sommes-nous ?

— Au vingtième jour après ma demande en mariage, dit Simon en riant, et comme vous m’avez donné vingt jours pour accomplir un certain nombre d’exploits, je viens vous demander, à la date fixée, si j’ai rempli, selon vous, les conditions arrêtées entre nous. »

Lord Bakefield lui offrit un cigare et lui tendit la flamme de son briquet.

Il n’y eut d’autre réponse. Les exploits de Simon, la délivrance de lord Bakefield au moment où la mort le guettait, c’étaient là, évidemment, des choses intéressantes, qui méritaient la récompense d’un bon cigare, et par-dessus le marché, peut-être, la main de miss Bakefield. Mais il ne fallait pas exiger, en sus, des remerciements, des éloges, et des effusions à n’en plus finir. Lord Bakefield restait lord Bakefield, et Simon Dubosc un tout petit monsieur.

« Au revoir, jeune homme… Ah ! à propos, j’ai fait casser le mariage que cet immonde Rolleston avait imposé à Isabel… mariage non valable, certes, mais tout de même, j’ai fait le nécessaire. Miss Bakefield vous racontera cela. Vous la trouverez dans le parc. »

Elle n’était pas dans le parc. Prévenue, elle attendait Simon sur la terrasse.

Il lui fit part de son entretien avec lord Bakefield.

« Oui, dit-elle, mon père se résigne. Il juge l’épreuve suffisante.

— Et vous, Isabel ? »

Elle sourit :

« Je n’ai pas le droit d’être plus difficile que mon père. Mais n’oublions pas que, aux conditions posées par lui, il y en avait une que j’avais ajoutée, moi.

— Quelle condition, Isabel ?

— Vous ne vous souvenez pas ?… sur le pont de la Reine-Mary ?

— Isabel, vous doutez donc de moi ? »

Elle lui saisit les deux mains et lui dit :

« Simon, je suis triste parfois en songeant que, dans cette grande aventure, c’est une autre que moi qui fut votre compagne de danger, celle que vous avez défendue et qui vous protégea. »

Il secoua la tête :

« Non, Isabel, je n’ai jamais eu qu’une compagne, vous, Isabel, vous seule. Vous avez été mon seul but et ma seule pensée, mon seul espoir et ma seule volonté. »