Page:Leblanc - Les Heures de mystère, paru dans Gil Blas, 1892-1896.djvu/50

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» Et, vraiment, il me semblait accomplir une solennelle action. C’était m’insurger contre l’œuvre néfaste et la dompter. L’instinct stupide avait créé. Moi, j’anéantissais. Le hasard aveugle avait fait de la vie. Moi, créature clairvoyante et réfléchie, je faisais de la mort.

» Comprenez-vous maintenant que je sois fier de moi et que je m’endorme en l’éternel sommeil avec l’ivresse du devoir intelligemment deviné et rigoureusement suivi ? Les bienfaiteurs de l’humanité, ceux qu’on révère, s’effacent devant mon génie charitable. Prévenir le mal, c’est mieux que répandre le bien. Or songez à ce qu’il y a de souffrance, de pleurs, de tourment, d’angoisse dans une existence d’homme. Imaginez l’univers de douleur que représente, à la fin de sa vie, l’addition de toutes les douleurs partielles que cet homme a dû subir.

» Moi, j’ai brisé mille de ces univers. À leur source, ma volonté a tari mille ruisseaux de larmes. Mille machines à souffrir n’ont pas été mises en mouvement parce que tel fut mon ordre. Un millier d’avenirs misérables se sont évanouis parce que j’étais là, destructeur opiniâtre et sans pitié !

» Que dis-je ? Mais chacun de ces êtres, selon la loi naturelle, eût créé, et chacune des créatures issues de ces êtres en eût créé d’autres à son tour ! Ce n’est pas mille, c’est dix mille, c’est cent mille existences à qui j’ai interdit le supplice de vivre. C’est un peuple que j’ai sauvé, toute une nation, un monde ! Un monde d’âmes tristes eût été enfermé dans la geôle de nos loques lamentables. Mais j’ai surgi, j’ai surgi, moi, le tueur d’avenirs ! »