Page:Leblanc - Les Huit Coups de l’horloge, paru dans Excelsior, 1922-1923.djvu/19

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Mais surtout ne réveillez pas Mme Aubrieux.

— Et si elle se réveillait ?

— Rassurez-la et donnez-lui confiance. Tout va de mieux en mieux, beaucoup mieux même que je ne l’espérais.

Il raccrocha et se retourna vers Dutreuil en riant :

— Eh, eh ! jeune homme, ça commence à prendre tournure. Qu’en dites-vous ?

Que signifiaient ces paroles ? Et quelles conclusions Rénine avait-il tirées de sa communication ? Le silence fut lourd et pénible.

— Monsieur l’inspecteur principal, vous avez du monde sur la place, n’est-ce pas ?

— Deux brigadiers.

— Il y aurait intérêt à ce qu’ils fussent là. Veuillez aussi prier le patron qu’on ne nous dérange sous aucun prétexte.

Et lorsque Morisseau fut de retour, Rénine ferma la porte, se planta devant Dutreuil, et scanda d’un ton de bonne humeur :

— Somme toute, jeune homme, de trois heures à cinq heures, ce dimanche-là, ces dames ne vous ont pas vu. C’est un fait assez curieux.

— Un fait tout naturel, riposta Dutreuil, et qui, du reste, ne prouve rien du tout.

— Qui prouve, jeune homme, que vous avez eu à votre disposition deux bonnes heures.

— Évidemment, deux heures que j’ai passées au cinéma.

— Ou autre part.

Dutreuil l’observa.

— Ou autre part ?

— Oui, puisque vous étiez libre, vous avez eu tout le loisir pour aller vous promener à votre guise… Du côté de Suresnes, par exemple.

— Oh ! oh ! fit le jeune homme en plaisantant à son tour, Suresnes, c’est bien loin.

— Tout près ! N’aviez-vous pas la motocyclette de votre ami Jacques Aubrieux ?

Un nouveau silence suivit ces paroles. Dutreuil avait froncé les sourcils comme s’il cherchait à comprendre. À la fin on l’entendit chuchoter :

— Voilà donc où il voulait en venir… Ah ! le misérable…

La main de Rénine s’abattit sur son épaule.

— Plus de bavardages. Des faits ! Gaston Dutreuil, vous êtes la seule personne qui savait ce jour-là deux choses essentielles : 1o que le cousin Guillaume avait 60 000 francs chez lui ; 2o que Jacques Aubrieux ne devait pas sortir. Tout de suite le coup à faire vous apparut. La motocyclette était à votre disposition. Vous vous êtes esquivé pendant la séance. Vous avez été à Suresnes. Vous avez tué le cousin Guillaume. Vous avez pris les soixante billets de banque et vous les avez portés chez vous. Et, à 5 heures, vous retrouviez ces dames.

Dutreuil avait écouté d’un air à la fois goguenard et ahuri, en regardant de temps à autre l’inspecteur Morisseau comme pour le prendre à témoin.

— C’est un fou, il ne faut pas lui en vouloir.

Lorsque Rénine eut fini, il se mit à rire.

— Très drôle… une bonne farce… C’est donc moi que les voisins ont vu aller et revenir à motocyclette ?

— C’est vous, caché sous les vêtements de Jacques Aubrieux.

— Et ce sont les traces de mes doigts que l’on a relevées sur la bouteille dans l’office du cousin Guillaume ?

— Cette bouteille fut débouchée par Jacques Aubrieux, au déjeuner, chez lui, et c’est vous qui l’avez portée là-bas comme pièce à conviction.

— De plus en plus drôle, s’écria Dutreuil, qui avait l’air de s’amuser franchement. Alors j’aurais combiné mon affaire pour que Jacques Aubrieux fût accusé du crime ?

— C’était le plus sûr moyen de n’être pas accusé, vous.

— Oui, mais Jacques est mon ami d’enfance.

— Vous aimez sa femme.

Le jeune homme bondit, furieux soudain.

— Vous avez l’audace !… Quoi ! une pareille infamie ?

— J’en ai la preuve.

— Mensonge, j’ai toujours eu pour Madeleine Aubrieux un respect, une vénération…

— En apparence. Mais vous l’aimez. Vous la désirez. Ne dites pas non. J’ai toutes les preuves.

— Mensonge ! Vous me connaissez depuis tantôt.

— Allons donc, il y a des jours que je vous guette dans l’ombre et que j’attends le moment de vous sauter dessus.

Il saisit le jeune homme par les épaules et le secoua violemment.

— Allons, Dutreuil, avouez. J’ai toutes les preuves. J’ai des témoins que nous retrouverons tout à l’heure devant le chef de la sûreté. Avouez donc ! Malgré tout, vous êtes bourrelé de remords. Rappelez-vous votre épouvante, au restaurant, quand vous avez lu le journal. Hein ! Jacques Aubrieux condamné à mort !… Vous n’en demandiez pas tant ! Le bagne pour lui, ça vous suffisait. Mais l’échafaud… Jacques Aubrieux exécuté demain, lui qui est innocent ! Avouez donc, avouez donc, pour sauver votre tête. Avouez donc !