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Elles se trouvaient au premier plan d’une vaste salle à manger dont la table était encore mise, et, derrière cette table, un jeune homme, Jean-Louis certainement, fumait sa pipe et lisait un journal sans paraître se soucier des deux mégères.

L’une, maigre et haute, était habillée de soie prune, et portait une chevelure à boucles trop blondes pour le visage flétri autour duquel elles tourbillonnaient. L’autre, plus maigre encore, mais toute petite, se trémoussait dans une robe de chambre en percale et montrait une figure rousse et fardée que la colère enflammait.

— Une teigne, que vous êtes ! glapissait-elle. Méchante comme pas une, et voleuse par-dessus le marché.

— Moi, voleuse ! hurlait l’autre.

— Et le coup des canards à dix francs pièce, c’est pas du vol, ça !

— Taisez-vous donc, gredine ! Le billet de cinquante sur ma toilette, qui est-ce qui l’avait chipé ? Ah ! Seigneur Dieu, vivre avec une pareille saleté !

L’autre bondit sous l’outrage et, apostrophant le jeune homme :

— Eh bien quoi ! Jean, tu la laisses donc m’insulter, ta rosse de d’Ormival ?

Et la grande repartit, furieuse :

— Rosse ! tu l’entends, Louis ? La voilà ta Vaubois avec ses airs de vieille cocotte ! Mais fais-la donc taire !

Brusquement Jean-Louis frappa la table du poing, ce qui fit sauter les assiettes, et proféra :

— Fichez-moi la paix toutes deux, vieilles folles !

Du coup elles se retournèrent contre lui et l’accablèrent d’injures.

— Lâche !… Hypocrite !… Menteur !… Mauvais fils !… Fils de coquine, et coquin toi-même…

Les insultes pleuvaient sur lui. Il se boucha les oreilles et se démena devant la table comme un homme à bout de patience et qui se retient pour ne pas tomber sur l’adversaire à bras raccourcis.

Rénine dit tout bas :

— Qu’est-ce que je vous avais annoncé ? À Paris, le drame. Ici, la comédie. Entrons.

— Au milieu de ces gens déchaînés ? protesta la jeune femme.

— Justement.

— Cependant…

— Chère amie, nous ne sommes pas venus ici pour espionner, mais pour agir ! Sans masques, on les verra mieux.

Et, d’un pas résolu, il marcha vers la porte, l’ouvrit et entra dans la salle, suivi d’Hortense.

Son apparition provoqua de la stupeur. Les deux femmes s’interrompirent, toutes rouges et frémissantes de colère. Jean-Louis se leva très pâle.

Profitant du désarroi général, Rénine prit vivement la parole.

— Permettez-moi de me présenter : le prince Rénine… Madame Daniel… Nous sommes des amis de Mlle Geneviève Aymard, et c’est en son nom que nous venons… Voici une lettre écrite par elle et qui vous est adressée, monsieur.

Jean-Louis, déjà déconcerté par l’irruption de ces nouveaux venus, perdit contenance en entendant le nom de Geneviève. Sans trop savoir ce qu’il disait, et pour répondre au procédé courtois de Rénine, il voulut à son tour faire la présentation et laissa tomber cette phrase ahurissante :

— Madame d’Ormival, ma mère… Madame Vaubois, ma mère…

Il y eut un silence assez long. Rénine salua. Hortense ne savait pas à qui tendre d’abord la main, à la mère Mme d’Ormival, ou à la mère Mme Vaubois. Mais il se passa ceci, que Mme d’Ormival et que Mme Vaubois, toutes deux en même temps, essayèrent de saisir la lettre que Rénine tendait à Jean-Louis, et que toutes deux à la fois marmottaient :

— Mademoiselle Aymard !… elle a de l’aplomb !… elle a de l’audace !…

Alors Jean-Louis, recouvrant quelque sang-froid, empoigna sa mère d’Ormival et la fit sortir par la gauche, puis sa mère Vaubois et la fit sortir par la droite. Et, revenant vers les deux visiteurs, il décacheta l’enveloppe et lut à demi-voix :

Jean-Louis, je vous prie de recevoir le porteur de cette lettre. Ayez confiance en lui. Je vous aime. Geneviève.

C’était un homme un peu lourd d’aspect, dont le visage très brun, maigre et osseux, avait bien cette expression de mélancolie et de détresse que le père de Geneviève avait signalée. Vraiment la souffrance était visible en chacun des traits tourmentés, comme dans ces yeux douloureux et inquiets.

Il répéta plusieurs fois le nom de Geneviève, tout en regardant autour de lui distraitement. Il semblait chercher une ligne de conduite. Il semblait sur le point de donner des explications. Mais il ne trouvait rien. Cette intervention l’avait désemparé, comme une attaque imprévue à laquelle il ne savait par quelle riposte répondre.

Rénine sentit qu’à la première somma-