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que la vérité. Au contraire, et ils l’ont avalée toute crue ! Tenez, avant notre départ, j’ai entendu Mme d’Ormival et Mme Vaubois parler de leur déménagement immédiat. Elles étaient déjà tout affectueuses l’une avec l’autre à l’idée de ne plus se voir.

— Mais Jean-Louis ?

— Jean-Louis ! Mais il en avait par-dessus la tête de ses deux mères ! Sapristi, on n’a pas deux mères dans la vie ! En voilà une situation pour un homme ! Quand on a la chance de pouvoir choisir entre avoir deux mères ou n’en pas avoir du tout, fichtre on n’hésite pas. Et puis Jean-Louis aime Geneviève. Et il l’aime assez, je veux le croire, pour ne pas lui infliger deux belles-mères ! Allez, vous pouvez être tranquille. Le bonheur de cette jeune personne est assuré, et n’est-ce pas cela que vous désiriez ? L’important, c’est le but que l’on atteint, et non pas la nature plus ou moins étrange des moyens que l’on emploie. Et s’il y a des aventures qui se dénouent et des mystères que l’on élucide, grâce à la recherche et à la découverte de bouts de cigarettes, de carafes incendiaires et de cartons à chapeaux qui s’enflamment, il en est d’autres qui exigent de la psychologie et dont la solution est purement psychologique.

Hortense se tut et reprit au bout d’un instant :

— Alors, vraiment, vous êtes persuadé que Jean-Louis…

Rénine parut très étonné.

— Comment, vous pensez encore à cette vieille histoire. Mais c’est fini tout cela ! Ah bien ! je vous avoue qu’il ne m’intéresse plus du tout, l’homme à la double mère.

Et ce fut dit d’un ton si cocasse, avec une sincérité si amusante, qu’Hortense fut prise de rire.

— À la bonne heure, dit-il, riez, chère amie. On voit les choses bien plus clairement à travers le rire qu’à travers les larmes. Et puis, il est une autre raison pour laquelle votre devoir est de rire chaque fois que l’occasion s’en présente.

— Laquelle ?

— Vous avez de jolies dents.



VI

La Dame à la Hache


L’un des événements les plus incompréhensibles de l’époque qui précéda la guerre fut certainement ce qu’on appela l’affaire de la Dame à la Hache. La solution n’en fut pas connue, et elle ne l’eût jamais été si les circonstances n’avaient pas, de la façon la plus cruelle, obligé le prince Rénine — devons-nous dire Arsène Lupin ? — à s’en occuper, et si nous n’en pouvions donner aujourd’hui, d’après ses confidences, le récit authentique.

Rappelons les faits. En l’espace de dix-huit mois, cinq femmes disparurent, cinq femmes de conditions diverses, âgées de vingt à trente ans, habitant Paris ou la région parisienne.

Voici leurs noms : Mme Ladoue, femme d’un docteur ; Mlle Ardant, fille d’un banquier ; Mlle Covereau, blanchisseuse à Courbevoie ; Mlle Honorine Vernisset, couturière, et Mme Grollinger, artiste peintre. Ces cinq femmes disparurent sans qu’il fût possible de recueillir un seul détail qui expliquât pourquoi elles sortirent de chez elles, pourquoi elles n’y rentrèrent pas, qui les attira dehors, où et comment elles furent retenues.

Huit jours après leur départ, on retrouvait chacune d’elles en un endroit quelconque de la banlieue ouest de Paris, et chaque fois ce fut un cadavre qu’on retrouva, le cadavre d’une femme frappée à la tête d’un coup de hache. Et chaque fois, près de cette femme attachée solidement, la figure inondée de sang, le corps amaigri par le manque de nourriture, des traces de roues prouvaient que le cadavre avait été apporté là par une voiture.

L’analogie des cinq crimes était telle qu’il n’y eut qu’une seule instruction, laquelle engloba les cinq enquêtes, et d’ailleurs n’aboutit à aucun résultat. Disparition d’une femme, découverte de son cadavre huit jours après, exactement. Voilà tout.

Les liens étaient identiques. Identiques aussi les marques laissées par les roues de la voiture : identiques les coups de hache, tous donnés au haut du front, au plein milieu de la tête et verticalement.

Le mobile ? Les cinq femmes avaient été entièrement dépouillées de leurs bijoux, porte-monnaie et objets de valeur. Mais on pouvait aussi bien attribuer le vol à des maraudeurs et à des passants, puisque les cadavres gisaient dans des endroits déserts. Devait-on supposer l’exécution d’un plan de vengeance, ou bien d’un plan destiné à détruire une série d’individus reliés les uns aux autres, bénéficiaires, par exemple, d’un héritage futur ? Là encore, même obscurité. On bâtissait des hypothèses, que démentait sur-le-champ l’examen des faits. On suivait des pistes aussitôt abandonnées.

Et, brusquement, un coup de théâtre. Une balayeuse des rues ramassa sur un trottoir un petit carnet qu’elle remit au commissariat voisin.

Toutes les feuilles de ce petit carnet étaient blanches, sauf une, où il y avait la liste des femmes assassinées, liste établie selon l’ordre chronologique et dont les noms étaient accompagnés de trois chiffres. Ladoue, 132 ; Vernisset, 118, etc.