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On n’aurait certes attaché aucune importance à ces lignes que le premier venu avait pu écrire puisque tout le monde connaissait la liste funèbre. Mais, au lieu de cinq noms, voilà qu’elle en comportait six ! Oui, au-dessous du mot Grollinger, 128, on lisait Williamson, 114. Se trouvait-on en présence d’un sixième assassinat ?

La provenance évidemment anglaise du nom restreignait le champ des investigations qui, de fait, furent rapides. On établit que, quinze jours auparavant, une demoiselle Herbette Williamson, nurse dans une famille d’Auteuil, avait quitté sa place pour retourner en Angleterre, et que, depuis ce temps, ses sœurs, bien qu’averties par lettre de sa prochaine arrivée, n’avaient pas entendu parler d’elle.

Nouvelle enquête. Un agent des Postes retrouva le cadavre dans les bois de Meudon. Miss Williamson avait le crâne fendu par le milieu.

Inutile de rappeler l’émotion du public à ce moment, et quel frisson d’horreur à la lecture de cette liste, écrite sans aucun doute de la main même du meurtrier, secoua les foules. Quoi de plus épouvantable qu’une telle comptabilité, tenue à jour comme le livre d’un bon commerçant ! « À telle date, j’ai tué celle-ci, à telle autre, celle-là… » Et, comme résultat de l’addition, six cadavres.

Contre toute attente, les experts et les graphologues n’eurent aucun mal à s’accorder et déclarèrent unanimement que l’écriture était celle d’une femme, d’une femme « cultivée ayant des goûts artistes, de l’imagination et une extrême sensibilité ». La Dame à la Hache, ainsi que les journaux la désignèrent, n’était décidément pas la première venue, et des milliers d’articles étudièrent son cas, exposèrent sa psychologie et se perdirent en explications baroques.

C’est cependant l’auteur d’un de ces articles, un jeune journaliste que sa trouvaille tira de pair, qui apporta le seul élément de vérité, et jeta dans ces ténèbres la seule lueur qui devait les traverser. En cherchant à donner un sens aux chiffres placés à la droite des six noms, il avait été conduit à se demander si ces chiffres ne représentaient pas tout simplement le nombre de jours qui séparaient les crimes les uns des autres. Il suffisait de vérifier les dates. Tout de suite, il avait constaté l’exactitude et la justesse de son hypothèse. L’enlèvement de Mlle Vernisset avait eu lieu 132 jours après celui de Mme Ladoue ; celui d’Hermine Covereau 118 jours après celui de Mlle Vernisset, etc., etc.

Donc, aucune hésitation possible, et la justice ne put qu’enregistrer une solution qui s’adaptait si exactement aux circonstances les chiffres correspondaient aux intervalles. La comptabilité de la Dame à la Hache n’offrait aucune défaillance.

Mais alors une remarque s’imposait. Miss Williamson, la dernière victime, ayant été enlevée le 26 juin précédent, et son nom étant accompagné du chiffre 114, ne devait-on pas admettre qu’une autre agression se produirait 114 jours après, c’est-à-dire le 18 octobre ? Ne devait-on pas croire que l’horrible besogne se répéterait selon la volonté secrète de l’assassin ? Ne devait-on pas aller jusqu’au bout de l’argumentation qui attribuait aux chiffres, à tous les chiffres, aux derniers comme aux autres, leur valeur de dates éventuelles ?

Or, précisément, cette polémique se poursuivait et se discutait, durant les jours qui précédèrent ce 18 octobre où la logique voulait que s’accomplît un nouvel acte du drame abominable. Et c’est pourquoi il était naturel que le matin de ce jour-là le prince Rénine et Hortense, en prenant rendez-vous par téléphone pour le soir, fissent allusion aux journaux que chacun d’eux venait de lire.

— Attention ! dit Rénine en riant, si vous rencontrez la Dame à la Hache, prenez l’autre trottoir.

— Et si cette bonne dame m’enlève, que faire ? demanda Hortense.

— Semez votre chemin de petits cailloux blancs, et répétez jusqu’à la seconde même où luira l’éclair de la hache : « Je n’ai rien à craindre ; il me délivrera. » Il, c’est moi… et je vous baise les mains. À ce soir, chère amie.

L’après-midi, Rénine s’occupa de ses affaires. De quatre à sept, il acheta les différentes éditions des journaux. Aucune d’elles ne parlait d’enlèvement.

À neuf heures, il alla au Gymnase où il avait retenu une baignoire.

À neuf heures et demie, Hortense n’étant pas arrivée, il téléphona chez elle, sans arrière-pensée d’inquiétude d’ailleurs. La femme de chambre répondit que madame n’était pas encore rentrée.

Saisi d’un effroi soudain, Rénine courut à l’appartement meublé qu’Hortense occupait provisoirement près du parc Monceau, et il interrogea la femme de chambre, qu’il