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du dimanche, arrivaient du Manoir où ils n’avaient pu pénétrer.

— La porte de l’enclos est fermée, monsieur le gendarme, fit l’un d’eux. C’est la première fois. Tous les matins, M. Mathias va l’ouvrir lui-même sur le coup d’six heures, en hiver comme en été. Or, voilà qu’il est plus de huit heures. J’ai appelé. Personne. Alors on est venu vous voir.

— Vous auriez pu vous renseigner chez M. de Gorne père, leur dit le brigadier. Il habite sur le chemin.

— Dame, ma foi oui, mais on n’y a pas pensé.

— Allons-y, décida le brigadier.

Deux de ses hommes l’accompagnèrent, ainsi que les paysans et un serrurier que l’on réquisitionna. Rénine se joignit au groupe.

Tout de suite, à l’extrémité du village on passa devant la cour du vieux de Gorne, et Rénine le reconnut à la description qu’Hortense lui en avait faite.

Le bonhomme attelait sa voiture. Mis au courant de l’affaire, il s’esclaffa.

— Trois coups de feu ? Pan, pan, pan ? Mais, mon cher brigadier, le fusil de Mathias n’a que deux coups.

— Et cette porte close ?

— C’est qu’il dort, le fiston, voilà tout. Hier soir il est venu vider une bouteille avec moi, peut-être bien deux… ou même trois… et ce matin il fait la grasse matinée avec Natalie.

Il grimpa sur le siège de son véhicule, une vieille charrette à bâche toute rapiécée, et fit claquer son fouet.

— Au revoir la compagnie. C’est pas vos trois coups de feu qui m’empêcheront d’aller au marché de Pompignat, comme chaque lundi. J’ai deux veaux sous la bâche, qui peuvent pus attendre l’abattoir. Bien le bonjour, camarades.

On se remit en route.

Rénine s’approcha du brigadier et déclina son nom.

— Je suis un ami de Mlle Ermelin, du hameau de La Roncière, et, comme il est trop tôt pour me présenter chez elle, je vous demanderai la permission de faire avec vous le détour du Manoir. Mlle Ermelin est en relations avec Mme de Gorne, et je serais heureux de la tranquilliser, car j’espère bien qu’il n’y a rien eu au Manoir, n’est-ce pas ?

— S’il y a eu quelque chose, répondit le brigadier, nous lirons ça comme sur une carte, rapport à la neige.

C’était un homme jeune, sympathique, qui paraissait intelligent et débrouillard. Dès le début, il avait relevé avec beaucoup de clairvoyance des traces de pas que Mathias avait laissées, la veille au soir, en retournant chez lui, traces qui se mêlèrent bientôt aux empreintes formées dans les deux sens par le domestique et par la fille de ferme. Ils arrivèrent ainsi devant les murs d’un domaine dont le serrurier ouvrit aisément la porte.

Désormais, une seule piste s’offrait sur la neige immaculée, celle de Mathias, et il fut facile de noter que le fils avait dû largement participer aux libations du père, la ligne des pas présentant des courbes brusques qui la faisaient dévier jusqu’aux arbres de l’avenue.

Deux cents mètres plus loin se dressaient les bâtiments lézardés et délabrés du Manoir-au-Puits. La porte principale en était ouverte.

— Entrons, dit le brigadier.

Et, dès le seuil franchi, il murmura :

— Oh ! oh ! Le vieux de Gorne a eu tort de ne pas venir. On s’est battu ici.

La grande salle était en désordre. Deux chaises cassées, la table renversée, des éclats de porcelaine et de verre attestaient la violence de la lutte. La grande horloge qui gisait à terre marquait 11 h. 12.

Sous la conduite de la fille de ferme, on monta vivement au premier étage. Ni Mathias ni sa femme n’étaient là. Mais la porte de leur chambre avait été défoncée avec un marteau que l’on trouva sous le lit.

Rénine et le brigadier redescendirent. La salle communiquait par un couloir avec la cuisine, située en arrière, et qui avait une sortie directe sur un petit enclos pris dans le verger. Au bout de cet enclos, un puits près duquel il fallait nécessairement passer.

Or, du seuil de la cuisine jusqu’au puits, la neige, qui n’était pas bien épaisse, avait été balayée de façon irrégulière, comme si l’on avait traîné un corps. Et autour du puits, des traces de piétinements s’enchevêtraient, montrant que la lutte avait dû recommencer à cet endroit. Le brigadier retrouva les empreintes de Mathias, et d’autres, des nouvelles, plus élégantes et plus fines.

Elles s’en allaient, celles-là, droit dans le verger, toutes seules. Et trente mètres plus loin, près d’elles, on ramassa un browning, qu’un des paysans reconnut pour être semblable à celui que, l’avant-veille, Jérôme Vignal avait sorti dans l’auberge.

Le brigadier examina le chargeur : trois des sept balles avaient été tirées.

Ainsi le drame se reconstituait peu à peu dans ses grandes lignes, et le brigadier, qui avait ordonné que l’on se tînt à l’écart et que tout l’emplacement des vestiges fût respecté, revint vers le puits, se pencha, posa quelques questions à la fille de ferme, et murmura, tout en se rapprochant de Rénine :

— Cela me paraît assez clair.

Rénine lui prit le bras.