Page:Leblanc - Les Huit Coups de l’horloge, paru dans Excelsior, 1922-1923.djvu/8

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Mais pouvait-on appeler homme et femme ces deux formes, ces deux mannequins sinistres, qui portaient bien des vêtements et des vestiges de chapeaux, mais qui n’avaient plus d’yeux, plus de joues, plus de menton, plus une parcelle de chair, et qui étaient strictement et réellement deux squelettes ?…

— Deux squelettes, balbutia Hortense… deux squelettes habillés… Qui les a transportés là ?

— Personne.

— Cependant…

— Cet homme et cette femme ont dû mourir en haut de cette tour, il y a des années et des années… et, sous les vêtements, les chairs se sont pourries, les corbeaux les ont dévorées…

— Mais c’est affreux ! c’est affreux ! dit Hortense qui était toute pâle et dont la figure se crispait de dégoût.

Une demi-heure plus tard, Hortense Daniel et Serge Rénine quittaient le château de Halingre. Avant de partir, ils avaient poussé jusqu’à la tour de lierre, reste d’un vieux donjon aux trois quarts démoli. L’intérieur était vide. On devait y monter, à une époque relativement récente, par des échelles et des escaliers de bois dont les débris gisaient sur le sol. La tour s’adossait au mur qui marquait l’extrémité du parc.

Chose bizarre, et qui surprit Hortense, le prince Rénine avait négligé de poursuivre une enquête plus minutieuse, comme si l’affaire eût perdu pour lui tout intérêt. Il n’en parlait même plus, et, dans l’auberge du village le plus proche, où on leur servit quelques aliments, ce fut elle qui interrogea l’aubergiste sur le château abandonné. Vainement d’ailleurs, car cet homme, nouveau dans la contrée, ne put fournir aucune indication. Il ignorait même le nom du propriétaire.

Ils reprirent la route de La Marèze. Plusieurs fois Hortense rappela l’ignoble vision contemplée. Mais Rénine, très gai, rempli de prévenances pour sa compagne, semblait tout à fait indifférent à ces questions.

— Enfin, quoi ! s’écria-t-elle impatientée, il est impossible d’en rester là ! Une solution s’impose.

— En effet, dit-il, une solution s’impose. Il faut que M. Rossigny sache à quoi s’en tenir et que vous preniez une décision à son égard.

Elle haussa les épaules.

— Eh ! il s’agit bien de cela. Pour aujourd’hui…

— Pour aujourd’hui ?

— Il s’agit de savoir ce que c’est que ces deux cadavres.

— Cependant, Rossigny…

— Rossigny attendra. Mais moi, je ne peux pas attendre.

— Soit. D’autant plus qu’il n’a peut-être pas encore fini de réparer ses pneus. Mais que lui direz-vous ? C’est cela l’essentiel.

— L’essentiel, c’est ce que nous avons vu. Vous m’avez mise en face d’un mystère en dehors duquel rien ne compte plus. Voyons, quelles sont vos intentions ?

— Mes intentions ?

— Oui, voilà deux cadavres… Vous allez prévenir la justice, n’est-ce pas ?

— Bonté céleste ! dit-il en riant, pour quoi faire ?

— Mais il y a là une énigme que l’on doit à tout prix éclaircir… un drame effrayant…

— Nous n’avons besoin de personne pour cela.

— Comment ! Que dites-vous ? Vous y comprenez quelque chose ?

— Mon Dieu, à peu près aussi clairement que si j’avais lu dans un livre une histoire longuement racontée avec illustrations à l’appui. Tout cela est d’une simplicité !

Elle l’examina du coin de l’œil, se demandant s’il se moquait d’elle. Mais il avait l’air fort sérieux.

— Et alors ? dit-elle toute frémissante.

Le jour commençait à baisser. Ils avaient marché rapidement et lorsqu’ils approchèrent de La Marèze, les chasseurs s’en revenaient.

— Alors, dit-il, nous allons compléter nos renseignements auprès des personnes habitant le pays… Connaissez-vous quelqu’un qui soit qualifié ?

— Mon oncle. Il n’a jamais quitté cette région.

— Parfaitement. Nous interrogerons M. d’Aigleroche, et vous verrez avec quelle logique rigoureuse tous ces faits s’enchaînent les uns aux autres. Quand on tient le premier anneau, on est obligé, qu’on le veuille ou non, d’atteindre le dernier. Je ne connais rien de plus amusant.

Au château, ils se séparèrent. Hortense trouva ses bagages et une lettre furieuse de Rossigny par laquelle il lui faisait ses adieux et lui annonçait son départ.

— Béni soit-il, se dit Hortense, ce ridicule personnage a découvert la meilleure solution.