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Page:Leblanc - Les Huit Coups de l’horloge, paru dans Excelsior, 1922-1923.djvu/85

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rais par recueillir dans ses phrases la petite indication qui me manquait. C’est exactement comme si l’on mettait un briquet dans les mains de quelqu’un et qu’on lui intimât l’ordre de s’en servir. À la fin, une étincelle se produit. L’étincelle chez moi, ce qui l’a produite, c’est le rapprochement inconscient, mais inévitable, qu’il a fait entre l’agrafe de cornaline, principe de chance, et Mercure, dieu de la chance. Cela suffisait. Je compris que cette association d’idées provenait de ce que, dans la réalité, il avait associé les deux chances en les incorporant l’une à l’autre, c’est-à-dire, pour être clair, en dissimulant le bijou dans le bloc même de la statuette. Et instantanément je me souvins du Mercure placé à l’extérieur et du défaut d’équilibre…

Rénine s’interrompit brusquement ; il lui semblait que toutes ses paroles tombaient dans le vide. La jeune femme avait appuyé sa main contre son front, et voilant ainsi ses yeux, elle demeurait immobile, très lointaine.

En vérité, elle n’écoutait point. Le dénouement de cette aventure particulière et la façon dont Rénine s’était comporté en cette occasion ne l’intéressaient plus. Ce à quoi elle songeait, c’était à l’ensemble des aventures qu’elle avait vécues depuis trois mois, et à la conduite prodigieuse de l’homme qui lui avait offert son dévouement. Elle apercevait, comme sur un tableau magique, les actes fabuleux accomplis par lui, tout le bien qu’il avait fait, les existences sauvées, les douleurs apaisées, les crimes punis, l’ordre rétabli partout où s’était exercée sa volonté de maître. Rien ne lui était impossible. Ce qu’il entreprenait, il l’exécutait. Chacun des buts vers lesquels il marchait, d’avance était atteint. Et tout cela sans effort excessif, avec le calme de celui qui connaît sa puissance, et qui sait que rien ne lui résistera.

Alors que pouvait-elle contre lui ? Pourquoi et comment se défendre ? S’il exigeait qu’elle se soumît, ne saurait-il pas l’y contraindre, et cette aventure suprême serait-elle pour lui plus difficile que les autres ? En admettant qu’elle se sauvât, y avait-il dans l’immense univers une retraite où elle fût à l’abri de sa poursuite ? Dès le premier instant de leur première rencontre, le dénouement était certain, puisque Rénine avait décrété qu’il en serait ainsi.

Cependant, elle cherchait encore des armes, une protection, et elle se disait que, s’il avait rempli les huit conditions, et s’il lui avait rendu l’agrafe de cornaline avant que la huitième heure ne fût sonnée, toutefois elle était protégée par ce fait que la huitième heure devait sonner à l’horloge du château de Halingre, et non pas ailleurs. Le pacte était formel. Rénine avait dit, ce jour-là, en regardant les lèvres qu’il convoitait : « Le vieux balancier de cuivre reprendra son mouvement, et lorsque, à la date fixée, il frappera de nouveau huit coups, alors… »

Elle releva la tête. Lui non plus ne bougeait pas, grave, paisible dans son attente.

Elle fut sur le point de lui dire, et même elle prépara ses phrases :

— Vous savez… notre accord veut que ce soit l’horloge de Halingre. Toutes les conditions sont remplies. Mais pas celle-ci. Alors je suis libre, n’est-ce pas ? J’ai le droit de ne pas tenir une promesse, que je n’avais pas faite d’ailleurs, mais qui tombe, en tout cas, d’elle-même… Et je suis bien libre… affranchie de tout scrupule ?…

Elle n’eut pas le temps de parler. À cette seconde exacte, derrière elle, un déclenchement se produisit, pareil à celui d’une horloge qui va sonner.

Un premier coup de timbre retentit, puis un second, puis un troisième.

Hortense eut un gémissement. Elle avait reconnu le timbre même de la vieille horloge de Halingre, qui, trois mois auparavant, en rompant d’une façon surnaturelle le silence du château abandonné, les avait jetés l’un et l’autre sur le chemin des aventures.

Elle compta. L’horloge sonna les huit coups.

— Ah ! murmura-t-elle, toute défaillante, et se cachant la figure entre les mains… l’horloge… l’horloge qui est ici… celle de là-bas… je reconnais sa voix…

Elle n’en dit pas davantage. Elle devinait que Rénine avait les yeux sur elle, et ce regard lui enlevait toutes ses forces. Elle aurait pu d’ailleurs les recouvrer qu’elle n’en eût pas été plus vaillante, et qu’elle n’eût point cherché à lui opposer la moindre résistance, pour cette raison qu’elle ne voulait pas résister. Toutes les aventures étaient finies, mais il en restait une à courir, dont l’attente effaçait le souvenir de toutes les autres. C’était l’aventure d’amour la plus délicieuse, la plus troublante, la plus adorable des aventures. Elle acceptait l’ordre du destin, heureuse de tout ce qui pourrait advenir, puisqu’elle aimait. Elle sourit, malgré elle, en pensant que la joie revenait dans sa vie à l’instant même où son bien-aimé lui apportait l’agrafe de cornaline.

Une seconde fois, le timbre de l’horloge retentit.

Hortense leva les yeux sur Rénine. Quelques secondes encore elle se débattit. Mais elle était, ainsi qu’un oiseau fasciné, incapable d’un geste de révolte, et, comme le huitième coup sonnait, elle s’abandonna contre lui, en tendant ses lèvres…


Maurice LEBLANC


FIN