Page:Leblanc - Les Lèvres jointes, paru dans Le Journal et La Lanterne, 1897-1901.djvu/127

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Elle lui dit :

— Appelez-moi Suzanne, c’est mon nom : Suzanne Doucereux.

— Oh ! Suzanne !

Ils ne cessaient de se dévorer les joues et la bouche, et Ludovic, tremblant de désir, porta la main sur le corsage de Suzanne. Mais elle se dégagea violemment, enfouit sa tête dans son mouchoir et bégaya :

— Ah ! Ludovic, ayez pitié… Accordez-moi quelques minutes encore… si vous saviez, Ludovic !… j’ai menti… je ne suis pas veuve, je n’ai jamais été mariée… jamais un homme… non jamais…je suis demoiselle, Ludovic.

— Demoiselle ! proféra-t-il.

— Oui, oui, murmura-t-elle, et si heureuse de m’être gardée pour vous, Ludovic !

Elle frissonnait, prête à s’abandonner à ses caresses. Mais il ne remuait pas. Une sueur froide l’inondait. Avant cette entrevue, aux instants d’espoir les plus téméraires, il avait toujours rêvé d’une scène de passion où Mme Doucereux le prendrait et lui révèlerait le mystère de l’amour, en personne experte et compatissante.

Et voilà qu’elle était demoiselle ! Cet aveu le paralysait. Une demoiselle, pour lui, cela représentait quelque chose d’obscur et de compliqué, et sa compagne lui semblait soudain inaccessible comme un roc, imprenable comme une forteresse, défendue par des obstacles tout à fait insurmontables.

Mme Doucereux attendait. Elle attendait l’entreprise de l’homme, toute confuse de pudeur, tout émue de désir, ignorante, elle aussi, et timide comme une jeune mariée. Elle pouvait attendre longtemps, Ludovic eût préféré mourir plutôt que de risquer un geste. Et ils passèrent des heures de la sorte, sur leurs deux chaises, immobiles, n’osant pas, ne sachant pas.

Au petit jour seulement, Mme Doucereux eut une crise de désespoir, et se jeta sur