Page:Leblanc - Les Lèvres jointes, paru dans Le Journal et La Lanterne, 1897-1901.djvu/36

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Et ainsi je vais de bouche en bouche. Je les aime toutes. J’ai eu les plus belles et les plus désirables, des bouches qui sont des œuvres d’art, des bouches qui ont la forme d’un arc ou d’un vol d’hirondelle, des bouches sensuelles ou froides, épaisses ou minces, rouges comme des blessures ou pâles comme des cicatrices. J’ai eu des bouches disgracieuses aussi, dont personne ne voulait, et celles-là se donnaient avec plus de ferveur, avec une gratitude qui était ma récompense. J’ai eu des bouches de vierge, des bouches d’enfant que je baisais chastement, des bouches de femmes vieilles que je baisais par miséricorde.

Je vais de bouche en bouche. Il en est que je prends une fois, et c’est fini, d’autres que je retrouve. J’ai des bouches amies, des bouches amoureuses qui m’appellent et que j’appelle à des rendez-vous de volupté. Et je leur enseigne le baiser. Si peu le savent. Je leur enseigne à se donner et à prendre, à vivre et à faire vivre. Et chacune a son baiser différent. Il n’est pas deux bouches au monde qu’il faille baiser de même sorte. Avec les unes, c’est une morsure ; avec d’autres, une caresse profonde. Il en est qui luttent, il en est qui agissent. Il en est qui sont des instruments de luxure, subtils et pervers ; il en est qui cherchent et qui inventent ; d’autres exaspèrent le désir, d’autres qui l’apaisent. Il en est qu’il faut effleurer du bout des lèvres, d’autres que l’on aspire et que l’on boit comme une liqueur ; d’autres, très molles, qui s’abandonnent et que l’on mange comme une friandise, longuement, indéfiniment.

Et quelle émotion en face d’une bouche nouvelle ! Émotion de chaque jour ! Par quels mots l’attirer ? Par quel artifice ? Comment se donnera-t-elle ? Et quel est son goût spécial, sa saveur intime ? Elle se donne, et ma joie est entière, elle ne m’épuise pas, mon désir reste total, jamais suivi de lassitude.