Page:Leblanc - Les Lèvres jointes, paru dans Le Journal et La Lanterne, 1897-1901.djvu/6

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retentissaient sur la route sonore. J’en devinais le bruit, qui se propageait dans l’espace, et mon regard montait avec lui jusqu’au faîte des rocs. Une ardeur singulière gonflait ma poitrine. J’aurais volontiers poussé de grandes clameurs. Pourtant, au fond de moi, je riais, oui, je riais encore à ce moment.

La vallée s’étrécit. Deux murailles la bordèrent, abruptes, farouches. Et soudain, tout en haut, à gauche, dans le ciel, je vis une silhouette de femme qui se penchait sur l’abîme. Elle était là.

Au sortir du défilé, j’arrêtai mon cheval, puis, mettant pied à terre, j’en attachai la bride au tronc d’un arbre. Je me rendais compte exactement que j’agissais avec la plus parfaite aisance de gestes, comme quelqu’un qui ne se sait pas observé. N’étais-je pas un simple voyageur que retenait la beauté de l’endroit ? Je fis quelques pas à la découverte. Parmi les taillis s’engageait un sentier dont les courbes suivaient le flanc de la colline. Peut-être hésitai-je. Oh ! un instant seulement. L’ascension commença.

Elle fut rapide d’abord. À l’abri d’un petit bois de chênes qui me dissimulaient, je courais presque, et j’arrivai de la sorte jusqu’aux deux tiers de la hauteur, mais le bois cessa et je n’avançai plus que lentement. À peine même osais-je avancer. Elle me regardait, je ne doutais pas qu’elle me regardât, et il me semblait que ce regard ininterrompu pesait sur mon corps comme un obstacle. Je m’efforçais de rire. Non. Je ne pouvais plus. En outre, un désir invincible me commandait de lever la tête. Je ne voulais pas. Il me fallut y obéir cependant. Et je la vis, à quelques mètres au-dessus de moi, le buste tendu hors du balcon de fer qui protégeait l’esplanade supérieure.