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LES TROIS YEUX
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— Non… presque rien…, à la cheville seulement… peut-être une foulure.

Je la soulevai dans mes bras, presque évanouie, et la portai plus loin vers un banc de bois.

Elle s’abandonnait à mon effort, et même l’un de ses bras m’entourait le cou. Les yeux étaient clos. Les lèvres rouges s’entrouvraient, et je sentais le parfum frais de son haleine.

— Bérangère, murmurai-je, tout en tremblant d’émotion.

Quand je la déposai sur le banc, son bras me serra davantage, de sorte que je dus pencher la tête et que mon visage toucha presque le sien. Je voulus reculer. Mais la tentation était trop forte, et je lui baisai la bouche, doucement d’abord, puis avec une violence brutale qui la réveilla.

Elle me repoussa d’un geste indigné, et balbutia, d’un ton de désespoir et de révolte :

— Oh ! c’est abominable !… oh ! quelle infamie !

Malgré la douleur que lui causait sa foulure, elle s’était dressée, tandis que moi, stupéfait de ma conduite irréfléchie, je me tenais courbé devant elle, sans oser lever la tête.

Un long moment se passa ainsi, dans un silence embarrassé où je percevais le rythme précipité de sa respiration. Doucement, j’essayai de lui prendre les mains. Mais elle se dégagea et me dit :

— Laissez-moi… Jamais je ne vous pardonnerai… jamais…

— Voyons, Bérangère, il faut oublier cela…

— Laissez-moi… je veux rentrer…

— Tu ne pourras pas, Bérangère…

— Voilà parrain. Il me reconduira.

Si j’ai relaté cet incident, c’est pour des motifs dont la valeur apparaîtra par la suite. Sur le moment, et malgré le trouble profond que me causa la caresse volée à Bérangère, je ne fus pour ainsi dire point détourné du drame mystérieux où j’allais jouer un rôle auprès de mon oncle Dorgeroux. J’entendis mon oncle qui demandait à Bérangère si elle ne s’était pas blessée. Je la vis qui s’appuyait au bras de son parrain et qui se dirigeait avec lui vers la porte du jardin. Mais, tout en demeurant étourdi, chancelant, ébloui par la silhouette adorable de celle que j’aimais, c’était mon oncle que j’attendais et que j’étais impatient de revoir. La grande énigme m’asservissait déjà.

— Hâtons-nous, s’écria Noël Dorgeroux en revenant. Après, il serait trop tard, et nous devrions attendre à demain.

Il me précéda jusqu’au grand mur où nous avions aperçu Bérangère en flagrant délit de curiosité. Ce mur, qui séparait l’Enclos du jardin, et que je n’avais pas remarqué spécialement lors de mes rares visites à l’Enclos, était maintenant bariolé d’un tas de couleurs, comme une palette de peintre. L’ocre, l’indigo, la pourpre, le safran s’y étalaient sur le plâtre en couches épaisses et inégales qui tourbillonnaient autour d’un centre plus épais. Mais, à l’extrémité, un grand rideau de serge noire, pareil aux voiles de photographe et coulissé sur une tringle de fer tenue par des consoles, cachait un espace rectangulaire qui s’allongeait sur trois ou quatre mètres.

— Qu’est-ce que cela ? demandai-je à mon oncle. C’est ici ?

— C’est ici, fit-il d’une voix étranglée. C’est là derrière.

J’insinuai :

— Il est encore temps de vous raviser, mon oncle.

— Pourquoi me dis-tu cela ?

— Je sens que vous redoutez tellement de me mettre au courant ! Votre émotion est si grande !