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JE SAIS TOUT

Bérangère, n’est-ce pas ? Elle a eu tort… Voilà ce qu’il faut éviter à tout prix… les indiscrétions ! Un mot de trop et je suis perdu… ma découverte est volée… Pense donc, le premier venu…

Comme je m’étais levé, il me poussa vers son bureau.

— Assieds-toi là, Victorien… Tu vas écrire… Ne m’en veux pas si je prends cette précaution… Elle est indispensable… Tu dois savoir à quoi tu t’engages en participant à mon œuvre. Écris, Victorien.

— Quoi, mon oncle ?

— Une déclaration par laquelle tu reconnais que… Mais je vais te dicter… C’est préférable…

Je l’interrompis :

— Mon oncle, vous vous défiez de moi…

— Je ne me défie pas de toi, mon petit. Je me défie d’une imprudence, d’une indiscrétion… Et, d’une façon générale, je ne manque pas de raisons pour me défier.

— Lesquelles, mon oncle ?

Il me dit d’une voix plus grave :

— Des raisons qui me font croire que je suis épié, et que quelqu’un cherche à surprendre ma découverte… Oui, quelqu’un est entré ici, l’autre nuit, pendant que je dormais… On a fouillé dans mes papiers…

— On a trouvé ?…

— Rien. Je porte toujours sur moi les notes et les formules essentielles. Mais, tout de même, qu’arriverait-il si l’on réussissait ?… Alors, n’est-ce pas, tu admettras que je suis obligé à la prudence. Écris que je t’ai mis au courant de mes recherches, et que tu as vu ce que je fais surgir du mur de l’Enclos, à l’endroit que recouvre un rideau de serge noire.

Je pris une feuille de papier et une plume. Il m’arrêta vivement :

— Non, non, c’est absurde. Cela n’empêcherait pas… Et puis tu ne parleras pas, j’en suis sûr. Excuse-moi, Victorien. Je suis si troublé !

— Vous n’avez pas à redouter une indiscrétion de ma part, affirmai-je. Mais je vous rappellerai, mon oncle, que Bérangère a vu, elle aussi.

— Oh ! dit-il, elle n’a pas pu se rendre compte…

— Elle voulait m’accompagner tout à l’heure.

— À aucun prix ! C’est encore une enfant, à qui l’on ne doit pas confier des secrets de cette importance. Allons, viens.

Mais, comme nous sortions de l’atelier, il arriva précisément que, tous deux en même temps, nous aperçûmes Bérangère qui se glissait le long d’un mur de l’Enclos, et qui s’arrêta devant un rideau noir qu’elle écarta d’un coup.

— Bérangère ! s’exclama mon oncle, la voix furieuse.

La jeune fille se retourna en riant.

— Je te défends ! je te défends ! cria Noël Dorgeroux, qui s’élança vers elle. Je te défends ! Sacré gamine, va !

Bérangère s’enfuit, sans manifester d’ailleurs une très grande émotion. Elle sauta sur un tas de briques, grimpa sur une longue planche qui formait le pont, entre deux tonneaux, et se mit à danser comme elle avait l’habitude de le faire, les bras étendus ainsi qu’un balancier, et le buste un peu renversé.

— Tu vas perdre l’équilibre, m’écriai-je, tandis que mon oncle rabattait le rideau.

— Jamais de la vie, fit-elle, en rebondissant sur son tremplin.

Elle ne perdit pas l’équilibre. Mais une des extrémités de la planche se déplaça, et la jolie danseuse s’en fut rouler au travers d’un monceau de vieilles caisses.

Je courus aussitôt et la trouvai étendue et toute pâle.

— Tu t’es fait mal, Bérangère ?