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LES TROIS YEUX
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J’étais assurément plus jeune que lui, car je ne tardai pas à constater que l’intervalle diminuait entre nous, et je l’eusse rattrapé, si la course eût lieu en rase campagne. Mais, aux premiers taillis, je le perdis de vue, et j’allais renoncer à l’atteindre, quand, tout à coup, il revint sur ses pas en ayant l’air de chercher quelque chose.

Je me précipitai à sa rencontre. Mon approche ne parut pas l’émouvoir. Il sortit simplement un revolver, qu’il braqua dans ma direction, sans dire un mot et sans arrêter ses investigations.

Je vis aussitôt quel en était l’objet. Une lueur brillait au milieu des herbes. Elle provenait d’un morceau de métal, qui ne pouvait être, je m’en rendis compte, que la plaque d’acier sur laquelle Noël Dorgeroux avait gravé la formule chimique.

Nous nous abattîmes à terre presque en même temps. Le premier, je m’emparai de la plaque. Mais une main saisit la mienne, et, sur cette main, sur la manche du vêtement de coutil qui la recouvrait à moitié, il y avait du sang.

Épouvanté, j’eus une seconde de défaillance. La vision de Noël Dorgeroux agonisant, mort, m’avait frappé si brusquement que l’homme réussit à me dominer et à m’étendre sous lui.

Placés ainsi l’un contre l’autre, nos visages se touchaient presque. Je ne voyais qu’une partie du sien, le bas restant dissimulé par le cache-nez. Mais, dans l’ombre du chapeau, les deux yeux m’épiaient, et nous nous regardâmes silencieusement, tandis que nos mains continuaient à s’étreindre.

Ils étaient, ces yeux, sauvages et implacables, des yeux d’assassin dont tout l’être se contracte pour l’effort suprême de tuer. Où donc les avais-je déjà contemplés ? Car, indiscutablement, je les connaissais, ces yeux étincelants de férocité. Ce regard-là pénétrait dans mon cerveau à une place où il s’était déjà enfoncé profondément. Regard familier, regard qui s’était uni à mon regard. Mais à quel moment ? Quels yeux l’avaient exprimé ? Les yeux surgis de la muraille peut-être ? Les yeux qui jaillissaient de l’écran fabuleux ?

Oui, oui, ils étaient de ceux-là ! Je les retrouvais ! Ils avaient lui dans l’espace infini qui se creusait au fond du plâtre ! Ils avaient vécu devant moi, quelques minutes plus tôt, sur le mur en ruines de la chapelle funéraire. C’étaient les mêmes, les yeux cruels, les yeux sauvages, les yeux qui m’avaient bouleversé tout à l’heure, comme ils me bouleversaient maintenant, jusqu’à l’épuisement de mes forces.

Je lâchai prise. Vivement, l’homme se redressa, m’asséna sur le front un coup de crosse et s’enfuit. Il emportait la plaque d’acier.

Cette fois, je ne pensai pas à le poursuivre. Sans me faire grand mal, le coup reçu m’avait étourdi. J’étais encore tout chancelant lorsque s’éleva, dans les bois, le même bruit de moteur qu’on met en marche et le même démarrage que j’avais entendu aux environs du cimetière. L’auto, conduite par l’homme au lorgnon, était venue chercher mon agresseur. Les deux complices, débarrassés probablement de Bérangère, débarrassés certainement de Noël Dorgeroux, s’éloignaient…

Le cœur serré d’angoisse, je retournai en hâte jusqu’au pied du vieux réverbère, me hissai sur le sommet de la palissade, et sautai ainsi dans la partie antérieure de l’Enclos qui se trouvait comprise entre le mur principal et les nouvelles constructions de l’amphithéâtre.

Ce mur, entièrement refait, plus haut maintenant et plus large, avait l’ampleur et l’importance d’un mur de théâtre grec ou romain. Deux forts pilastres et un portique délimitaient la place réservée à l’écran.

De cet écran, dont le plâtre, à distance, ne me parut pas encore revêtu de la couche de substance gris foncé — ce qui m’expliqua que mon oncle le laissât