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Page:Leblanc - Les troix yeux, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/9

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LES TROIS YEUX
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— Entre, me dit-il, nous avons à causer d’abord. Oh ! pas longtemps… Quelques mots…

Dans la pièce haute et spacieuse, un coin de travail et de repos était réservé, avec un bureau encombré de papiers et de plans, un divan, et de vieux fauteuils en tapisserie. Mon oncle m’avança un de ces fauteuils. Il paraissait plus calme, mais son regard conservait un éclat inaccoutumé.

— Oui, reprit-il, quelques mots d’explication préalable, à propos du passé… de ce triste passé qui est celui de tous les inventeurs devant lesquels la chance se dérobe… Il y a si longtemps que je cherche !… J’ai toujours cherché. Mon cerveau m’a toujours semblé une cuve où bouillonnaient mille idées incohérentes… Elles se contrariaient et se détruisaient entre elles… Et puis, il y en avait une qui prenait de la force… Et alors, je ne vivais plus que pour celle-là… Et à celle-là, je sacrifiais tout… C’était comme un incendie où j’aurais jeté ma fortune et celle des autres… et leur bonheur aussi, leur tranquillité… Rappelle-toi ma pauvre femme, Victorien. Tu te rappelles comme elle a été malheureuse, et combien elle craignait pour l’avenir de son fils, de mon pauvre Dominique ! Je les aimais bien, cependant…

Il s’arrêta sur ce souvenir. Et moi, je revoyais le pauvre visage de ma tante, et je l’entendais encore raconter à ma mère ses inquiétudes et ses pressentiments « Il nous mettra sur la paille, disait-elle. Il me demande signatures sur signatures. Rien ne compte pour lui. »

— Elle n’avait pas confiance en moi, reprit Noël Dorgeroux. Ah ! j’ai eu tant de déceptions ! tant d’échecs lamentables !… Tu te rappelles, Victorien ? Tu te rappelles mon expérience sur la germination intensive par courant électrique… mes expériences sur l’oxygène… et toutes les autres… toutes les autres dont aucune n’a réussi… Quel courage il m’a fallu !… Pas une minute, moi, je n’ai perdu la foi !… Une idée surtout me soutenait, et j’y revenais sans cesse comme si j’avais vu clair dans l’avenir… Tu la connais, Victorien ?… Vingt fois, elle a reparu sous des formes différentes… mais le principe restait le même… C’était l’utilisation de la chaleur solaire… Tout est là, vois-tu… dans le soleil… dans son action sur nous, sur les cellules, sur les organismes, sur les atomes, sur toutes les substances, plus ou moins mystérieuses, que la nature a mises à notre disposition… Et, par tous les côtés, j’attaquais le problème… Plantes, engrais, maladies de l’homme et de l’animal, photographies… pour tout cela j’ai demandé la collaboration des rayons solaires, employés à l’aide de procédés spéciaux qui étaient les miens, et dont personne ne possédait le secret… Et c’est ainsi… c’est ainsi qu’il y a quelques jours…

Mon oncle Dorgeroux s’était animé de nouveau et ses yeux brillaient de fièvre. Il déclamait, sans interruption maintenant :

— Je ne nie pas qu’il n’y ait une part de hasard dans ma découverte. Le hasard est partout. Il n’y a pas de découverte qui ne dépasse notre effort d’invention, et même, je puis te l’avouer, Victorien, je ne m’explique pas ce qui se produit… Non, à beaucoup près, je ne me l’explique pas, et c’est à peine si j’y crois. Mais, tout de même, si je n’avais pas cherché dans cette voie, la chose ne se serait pas présentée. Le miracle incompréhensible a lieu grâce à moi. Le tableau se dessine dans le cadre même que j’ai tracé, sur la toile même que j’ai préparée, et, tu t’en rendras compte, Victorien, c’est ma volonté qui fait surgir des ténèbres le fantôme que tu vas voir.

Il s’exprimait d’un ton de fierté où il y avait un certain malaise, comme s’il eût douté de lui-même et que ses paroles eussent dépassé l’exacte limite de la vérité.

— Il s’agit de ces trois espèces d’yeux, n’est-ce pas ? lui demandai-je.

— Hein ! fit-il, avec un sursaut… Qui est-ce qui t’a mis au courant ?