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LES TROIS YEUX
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me pria de retourner jusqu’à l’atelier et d’y prendre je ne sais trop quoi qu’il y avait oublié. Quand je revins, il me dit avec agitation :

— C’est fini… c’est fini…

— Quoi, mon oncle ?

— Les Yeux, les Trois Yeux…

— Ah ! vous les avez vus ?

— Oui… et je ne puis croire… Non, évidemment, c’est une illusion de ma part… Comment serait-ce possible, d’ailleurs ? Figure-toi que ces yeux avaient l’expression des yeux de mon fils mort… oui l’expression même de mon pauvre Dominique… N’est-ce pas, c’est de la folie ?… Et cependant, j’affirme… oui, j’affirme que Dominique me regardait… et d’un regard triste et douloureux d’abord, qui tout à coup est devenu le regard épouvanté d’un homme qui voit la mort. Et puis, les Trois Yeux ont commencé à tourner sur eux-mêmes. C’était la fin…

Je forçai Noël Dorgeroux à s’asseoir.

— Comme vous le supposez, mon oncle, c’est une illusion… une hallucination… Pensez donc, Dominique est mort depuis tant d’années ! Il est donc inadmissible…

— Tout est inadmissible et rien ne l’est, fit-il. Il n’y a pas de logique humaine en face de ce mur.

J’essayai de le raisonner, bien que ma raison s’effarât comme la sienne. Mais il ordonna :

— Tais-toi. C’est l’autre chose maintenant…

Il me montrait l’écran qui s’animait d’un spectacle nouveau.

— Mon oncle, suppliai-je, déjà vaincu par l’émotion, mon oncle, d’où cela vient-il ?

— Tais-toi, reprit Noël Dorgeroux… Pas une parole ne doit être prononcée.

Tout de suite je notai que cette autre chose n’avait point de rapport avec celle que j’avais contemplée la veille, et j’en conclus que les visions offertes devaient se dérouler sans ordre préconçu, sans aucune liaison d’époque ou de sujet, bref comme les différents films qui tournent au cours d’une séance.

C’était le tableau d’une petite ville que l’on eût aperçue d’une hauteur voisine. Un château et le clocher d’une église en surgissaient. Elle était bâtie au flanc de plusieurs collines, et à l’intersection des vallées qui s’y rejoignaient parmi des amas de grands arbres en feuilles.

Plus proche, soudain, elle s’élargit. Les collines environnantes disparurent, et l’écran fut tout entier rempli d’une foule grouillante et gesticulante qui entourait un espace libre au-dessus duquel planait, retenu par des cordages, un ballon. Suspendu à ce ballon, un récipient servait probablement à la formation du gaz. Des hommes sortaient de tous côtés. Deux d’entre eux escaladèrent une échelle dont l’extrémité supérieure s’appuyait au bord d’une nacelle. Et, tout cela, l’aspect du ballon, la forme des ustensiles employés, la manière de produire du gaz, le costume des gens, avait un air d’autrefois qui me frappa.

— Les frères Montgolfier, murmura mon oncle…

Ces quelques mots fixèrent mon esprit. Je me rappelai de vieilles estampes qui évoquaient cette première ascension de l’homme vers le ciel, accomplie au mois de juin 1783. C’était à ce prodigieux événement que nous assistions. Ou, du moins, n’est-ce pas, à une reconstitution de cet événement, reconstitution effectuée précisément d’après ces vieilles estampes, avec un aérostat copié sur le modèle, avec des costumes de l’époque, et sans doute aussi le cadre même de la petite ville d’Annonay…

Mais comment se faisait-il alors qu’il y eût une pareille multitude de