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JE SAIS TOUT

citadins et de paysans ? Aucun rapport ne pouvait s’établir entre le monde habituel de ceux qui figurent dans une scène de cinéma et la foule incroyablement serrée que je voyais vivre sous mes yeux. Cette foule, on ne la retrouve que sur les images où l’objectif l’a captée directement, aux jours de fête, aux défilés des troupes, au passage des rois.

Cependant, les remous qui agitaient celle-ci comme des vagues se calmèrent soudain. J’eus l’impression d’un grand silence et d’une attente anxieuse. Rapidement, à l’aide de haches, des hommes s’attaquaient aux cordages. Étienne et Joseph Montgolfier se découvrirent.

Et voici que le ballon monta.

La foule leva les bras et une immense clameur emplit l’espace.

Un instant, l’écran nous montra les deux frères, seuls et agrandis. Le buste hors de la nacelle, enlacés, deux de leurs mains jointes, ils semblaient prier d’un air d’extase et de joie grave.

Lentement, l’ascension continua. Et il se passa ceci de tout à fait inexplicable que ce ballon, qui s’élevait au-dessus de la petite ville et des collines environnantes, ne nous apparut pas, à mon oncle et à moi, comme un objet que l’on voit de plus en plus par le dessous. Non, ce fut la petite ville et les collines avoisinantes qui s’abaissèrent, et qui, en s’abaissant, nous prouvèrent que le ballon montait. Mais, phénomène contraire à toute logique, nous restions au même niveau que lui, ses proportions demeuraient les mêmes et les deux frères se dressaient face à nous, exactement comme si la photographie eût été prise de la nacelle d’un second ballon, s’élevant en même temps que le premier, par un mouvement exactement et mathématiquement identique !

La vision ne s’acheva pas. Ou, plutôt, elle se transforma suivant le procédé du cinéma qui substitue une image à une image en les fondant ensemble d’abord. Insensiblement, alors qu’elle se trouvait peut-être à cinq cents mètres du sol, la montgolfière devint moins nette, et ses lignes indécises, amollies, se mêlaient peu à peu aux lignes de plus en plus vigoureuses d’une autre silhouette qui prit bientôt toute la place et qui était celle d’un avion de guerre.

Plusieurs fois, depuis, j’ai vu sur l’écran mystérieux des doubles scènes dont la deuxième complétait la première – diptyque par où se montrait la volonté manifeste de dégager une leçon en rapprochant, à travers l’espace et le temps, deux événements qui acquéraient ainsi leur signification totale. Cette fois, l’enseignement était clair : la pacifique montgolfière avait abouti à l’avion meurtrier. D’abord, l’ascension d’Annonay. Puis, un combat en plein ciel… combat du monoplan que j’avais vu se dégager de l’antique ballon et d’un biplan vers lequel je m’aperçus qu’il fonçait ainsi qu’un oiseau de proie.

Mensonge ? Truquage ? Car, enfin, là aussi, on voyait les deux avions, non pas normalement par en dessous, mais comme si l’on eût été à leur hauteur et qu’on se fût déplacé en même temps qu’eux. Et alors, fallait-il admettre qu’un opérateur, posté sur un troisième appareil, s’occupât tranquillement à « tourner » les péripéties de l’effroyable lutte ? Non, n’est-ce pas ?

Mais à quoi bon recommencer de perpétuelles suppositions ? Pourquoi mettre en doute le témoignage irrécusable de mes yeux et nier ce qui ne peut être nié ? Des avions réels évoluaient devant moi. Un combat réel avait lieu dans les profondeurs de la vieille muraille.

Il ne fut pas long. L’homme qui était seul attaquait hardiment. Plusieurs fois, sa mitrailleuse étincela. Puis, pour éviter les balles de l’ennemi, coup sur coup, il fit deux cabrioles, qui toutes deux placèrent son avion de telle sorte que je distinguai sur la toile les trois cercles concentriques des appareils français. Enfin, de plus près, et sa nouvelle attaque se produisant dans le dos de ses adversaires, il reprit sa mitrailleuse.