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LES TROIS YEUX
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Le déjeuner se termina dans un silence embarrassé. Au moment de sortir, Noël Dorgeroux revint vers moi et me dit :

— Tu n’as rien perdu dans l’Enclos ?

— Mais non, mon oncle. Pourquoi cette question ?

— Parce que, dit-il en hésitant un peu, parce que j’ai trouvé par terre, devant le mur même, ceci.

Il me tendit un verre de lorgnon.

— Je vous rappellerai, mon oncle, fis-je en riant, que je ne porte ni binocle, ni lunettes.

— Et moi non plus, affirma Bérangère.

— Évidemment… évidemment… répartit Noël Dorgeroux, d’un ton soucieux. Mais, néanmoins, quelqu’un est venu. Et vous admettrez, n’est-ce pas, mon inquiétude ?…

Dans l’espoir qu’il parlerait, je poursuivis :

— Qu’est-ce qui vous inquiète, mon oncle ? Tout au plus, aura-t-on pu assister aux visions produites sur l’écran, ce qui ne suffit pas, il me semble, pour que le secret de votre découverte vous soit dérobé. Pensez donc que moi-même, qui vous accompagnais, je ne suis guère plus avancé…

Je sentis qu’il ne me répondrait pas et que mon insistance l’importunait. Cela m’agaça.

— Écoutez, mon oncle, quelles que soient les raisons de votre conduite, vous n’avez pas le droit de vous défier de moi, et je vous demande, je vous supplie de me donner quelques explications. Oui, je vous en supplie, car je ne puis rester ainsi dans une telle incertitude. Voyons, mon oncle, est-ce réellement votre fils que vous avez vu mourir ou bien nous a-t-on présenté une vision factice de sa mort ? Et puis, que serait-ce enfin ce « on » invisible et tout-puissant qui fait se succéder ces fantasmagories au creux de l’incroyable lanterne magique ? Que de problèmes ! Que de questions inconciliables ! Tenez, cette nuit, durant une longue insomnie, j’imaginais… hypothèse absurde, je le sais, mais tout de même, il faut chercher… Eh bien, je me rappelais que vous aviez parlé à Bérangère d’une certaine force intérieure qui rayonnait de nous et qui dégageait ce que vous auriez appelé le rayon B, du nom de votre filleule. Et alors, ne pourrait-on supposer qu’en l’occurrence, cette force émanée, mon oncle, de votre propre cerveau, que hantait une vague similitude entre le regard des Trois Yeux et le regard de votre fils, que cette force aurait projeté dans la matière vivante du mur la scène qui s’évoquait en vous ? N’est-ce pas, cet écran que vous avez recouvert d’une certaine substance enregistrerait les pensées comme une plaque sensible, animée par la lumière, enregistre les lignes et les formes ?… Et alors… et alors…

Je m’interrompis. Au fur et à mesure que j’émettais des mots, ils me paraissaient dépourvus de tout sens. Mon oncle semblait pourtant les écouter avec quelque bienveillance, et même attendre ceux que j’allais prononcer. Mais je ne savais que lui dire, J’étais arrivé tout de suite au bout de mon discours, et, bien que je fisse en moi de grands efforts pour retenir Noël Dorgeroux par de nouveaux arguments, je sentais qu’aucune parole ne pouvait plus être prononcée entre nous qui touchât à ce sujet.

De fait, mon oncle se retira sans avoir répondu à une seule de mes interrogations. Par la fenêtre, je l’aperçus qui traversait le jardin.

J’eus un geste de courroux, et m’écriai devant Bérangère :

— Ah ! non, j’en ai assez ! Je ne vais cependant pas m’épuiser à comprendre une découverte qui n’en est même pas une, après tout ! car enfin, en quoi consiste-t-elle ? Malgré toute ma vénération pour Noël Dorgeroux, comment ne pas douter qu’il n’y ait là, plutôt qu’une véritable découverte, une façon stupé-