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JE SAIS TOUT

fiante de faire illusion, de mêler ce qui n’est pas à ce qui est, et de donner une apparence à ce qui n’en a point. À moins que… Mais est-ce qu’on sait quelque chose ? Est-ce qu’il est possible seulement d’exprimer une opinion ? C’est un océan de mystère, et, par là-dessus, des montagnes de brume qui descendent et qui vous étouffent !…

Ma mauvaise humeur se tourna subitement vers Bérangère. Elle m’avait écouté d’un air de blâme, fâchée peut-être que je m’en prisse à son parrain, et elle se glissait du côté de la sortie. Je l’arrêtai au passage, et, dans un accès de dépit contraire à ma nature, mais que justifiaient les circonstances, je l’apostrophai :

— Pourquoi t’en vas-tu ? Et pourquoi m’éviter toujours comme tu le fais ? Parle, que diable ! Tu t’enfermes aussi dans un silence impénétrable, et depuis des mois, toi ! Pour quelle raison ? Que me reproches-tu ? Oui, je sais, ce mouvement irréfléchi, l’autre jour… Mais crois-tu que j’aurais agi de la sorte si tu ne restais éternellement à mon égard sur cette réserve farouche ? Enfin, quoi, je t’ai vue toute gosse, je t’ai fait sauter à la corde, tu n’étais qu’une fillette insignifiante ! Alors, comment se fait-il que maintenant je sois obligé de te considérer comme une femme ?… et de sentir que tu es une femme ?… et qui me remue jusqu’au fond du cœur…

Dressée contre la porte, elle me regardait avec un sourire indéfinissable, où il y avait de l’ironie, mais nulle provocation et point de coquetterie. Pour la première fois, je me rendis compte que ses prunelles, que je croyais grises, étaient striées de vert et comme pailletées de points d’or. Et, en même temps, l’expression de ses grands yeux, si clairs et si limpides cependant, me semblait la chose du monde la plus incompréhensible. Que se passait-il au fond de cette eau transparente ? Et pourquoi ma pensée rapprochait-elle l’énigme de ses yeux et l’énigme effarante que m’avaient posée les Trois Yeux géométriques ?

Cependant, le souvenir de la caresse volée inclinait mon regard vers ses lèvres rouges. Son visage s’empourpra. C’était là une insulte qui l’exaspérait.

— Laissez-moi !… Allez-vous en ! ordonna-t-elle, toute vibrante de colère et de honte.

Impuissante, captive, elle baissa la tête et mordit ses lèvres pour que je ne pusse les voir. Puis, comme je tentais de lui saisir les mains, elle s’arc-bouta contre ma poitrine de toute la force de ses bras tendus, et me repoussa en criant :

— Vous n’êtes qu’un lâche ! Allez-vous-en ! Je vous méprise. Je vous hais.

Sa révolte me rendit mon sang-froid. J’eus honte de ce que j’avais fait, et m’effaçant devant elle, je lui ouvris la porte et lui dis :

— Je te demande pardon, Bérangère. Ne m’en veux pas trop, et sois certaine que tu n’auras plus à te plaindre de moi.

Je le répète une fois encore, l’histoire des Trois Yeux est intimement liée aux détails mêmes de mon amour, et non point seulement dans le souvenir que j’en ai gardé, mais aussi dans la réalité des faits. Si l’énigme par elle-même reste en dehors, et peut être envisagée sous son seul aspect de phénomène scientifique, il est impossible de dire comment l’humanité en eut connaissance et fut mise en contact immédiat avec elle, sans révéler en même temps les péripéties de l’aventure sentimentale. Énigme et aventure, au point de vue qui nous intéresse, sont parties intégrantes du même ensemble. Le récit doit en être parallèle.

Sur le moment, quelque peu déçu par l’une et par l’autre, je résolus de m’arracher à cette double préoccupation, et de laisser mon oncle à ses inventions et Bérangère à son humeur farouche.

Du côté de Noël Dorgeroux, je n’y eus pas trop de peine. Une série de mauvais jours se succédèrent. La pluie l’enfermait dans sa chambre ou dans