Aller au contenu

Page:Leblanc - Les troix yeux, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
124
JE SAIS TOUT

Le soir, Bérangère demeura taciturne. Il me sembla qu’elle avait pleuré. Par contre, mon oncle, qui descendait de l’Enclos, se montra exubérant et joyeux, et je sentis plusieurs fois qu’il était sur le point de se confier à moi. Avait-il acquis sur son invention des lumières nouvelles ?

Le lendemain, même allégresse. Il nous dit :

— La vie est bien belle, par moments.

Et il nous quitta en se frottant les mains.

Tout ce début d’après-midi, Bérangère le passa sur un banc du jardin où, de ma chambre, je la voyais immobile et soucieuse.

Vers quatre heures elle revint au Logis, traversa le vestibule et sortit.

Une demi-minute après elle, je sortais également.

La rue qui longeait la maison tournait et longeait aussi, vers la gauche, le jardin et l’Enclos, tandis que, sur la droite, la propriété était bordée d’une ruelle resserrée qui se perdait plus loin dans des prairies et des carrières abandonnées. Bérangère allait souvent par là, et je me rendis compte tout de suite, à sa démarche lente, qu’elle n’avait d’autre intention que de se promener au hasard de sa rêverie.

Elle n’avait point mis de chapeau. Le soleil luisait dans sa chevelure nue. Elle choisissait les pierres où poser ses pieds pour ne pas se salir à la boue du chemin.

Il y avait, contre la clôture de l’Enclos, formée en cet endroit d’une forte palissade de madriers, un vieux réverbère hors d’usage qui tenait à la palissade par des crampons de fer. Bérangère s’arrêta là, subitement, sous l’action évidente d’une idée qui, je l’avoue, m’avait déjà plusieurs fois assiégé moi-même, et à laquelle j’avais eu le courage de résister, peut-être parce que le moyen de la mettre à exécution ne m’était pas apparu.

Bérangère le vit, elle, ce moyen. Il s’agissait d’escalader la palissade en se servant du réverbère, de pénétrer dans l’Enclos à l’insu de mon oncle, et de lui dérober un de ces spectacles qu’il gardait si jalousement pour lui.

Elle s’y décida sans hésiter, et, quand elle eut franchi la clôture, je n’eus pas non plus la moindre hésitation à suivre son exemple. J’étais dans un état d’esprit où on ne s’embarrasse guère de vains scrupules, et il n’y avait pas plus d’indélicatesse à satisfaire ma curiosité légitime, qu’il n’y en avait à espionner les actes de la jeune fille. À mon tour, je passai.

Mes scrupules revinrent quand je me trouvai de l’autre côté, face à face avec Bérangère, qui avait eu quelque peine à descendre. Assez penaud, je lui dis :

— Ce que nous faisons là n’est pas très joli, Bérangère, et je suppose que tu vas renoncer…

Elle se mit à rire.

— Renoncez-y. Moi, je continue mon expédition. Tant pis pour parrain, s’il se défie de nous.

Je n’essayai point de la retenir. Elle s’engagea doucement entre les deux hangars les plus proches. Je la suivis de près.

Nous nous glissâmes ainsi au bout du terrain découvert qui occupait le milieu de l’Enclos, et nous aperçûmes Noël Dorgeroux qui se tenait debout contre l’écran. Il n’avait pas encore écarté le rideau de serge noire.

Bérangère murmura :

— Tenez… là-bas… ce tas de bois revêtu d’une bâche… Nous serons très bien derrière.

— Mais si mon oncle se retourne, tandis que nous traversons ?

— Il ne se retournera pas.

Elle se risqua la première, et je la rejoignis sans encombre. Nous étions à douze mètres au plus de l’écran.