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LES TROIS YEUX
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— Son père… murmurai-je… est-ce possible ? Vous êtes son père…

— Mon Dieu, oui, le papa de la jeune fille, répondit-il dans un accès d’hilarité, et, comme tel, bénéficiaire, usufruitier, durant dix-huit mois, du legs Noël Dorgeroux. Dix-huit mois seulement ! vous imaginez si j’ai hâte de prendre possession du terrain, d’achever les travaux, et de préparer pour le quatorze mai une inauguration qui soit digne en tous points de mon vieil ami Dorgeroux.

Je sentis des gouttes de sueur qui perlaient à mon front. Il avait prononcé les paroles attendues et prédites. Il était l’homme que l’opinion publique avait annoncé : À l’heure voulue quelqu’un sortira de l’ombre

IX

Celui qui est sorti de l’ombre

À l’heure voulue, avait-on dit, quelqu’un sortira de l’ombre. À l’heure voulue, un visage se démasquera…

Ce visage, je l’avais devant moi, largement épanoui. Ce quelqu’un, qui allait jouer le jeu des deux complices, c’était le père de Bérangère. Et toujours se posait la même question, chaque fois plus angoissante :

— Quel avait été le rôle de Bérangère dans le drame affreux ?

Un lourd silence se prolongea entre nous. Je me mis à marcher à travers la pièce, puis je m’arrêtai prés de la cheminée, où brillait un reste de feu. De cet endroit, je l’aperçus dans une glace, sans qu’il pût s’en douter, et sa figure, au repos, m’étonna par une expression morne qui ne m’était pas inconnue. Sans doute avais-je vu de lui quelque portrait entre les mains de Bérangère.

— Il est curieux, lui dis-je, que votre fille ne vous ait pas écrit.

Si vite que je me fusse retourné, il avait eu le temps d’élargir la bouche et de reprendre son sourire.

— Hélas ! soupira-t-il, la chère enfant ne m’écrivait guère, et se souciait peu de son pauvre papa. Moi je l’aime bien. Une fille, c’est toujours une fille, n’est-ce pas ? Aussi quand j’ai vu dans les journaux qu’elle héritait, vous pensez si j’ai bondi de joie. Enfin, j’allais pouvoir me dévouer à elle et consacrer toutes mes forces et toute mon énergie à la défense de ses intérêts et de sa fortune. Quelle tâche admirable !

Il avait une voix douceâtre et un air onctueux et faux qui m’exaspérait. Je l’interrogeai :

— Comment comptez-vous la remplir, cette tâche ?

— Mais de la façon la plus simple, répliqua-t-il, en continuant l’œuvre de Noël Dorgeroux.

— C’est-à-dire ?

— En ouvrant les portes de l’amphithéâtre.

— Ce qui signifie ?

— Ce qui signifie que je montrerai au public les images que votre oncle faisait apparaître.

— Vous les avez vues, ces images ?

— Non. J’en parle d’après vos dépositions et vos interviews.

— Mais vous savez comment mon oncle les faisait apparaître ?

— Je le sais depuis hier soir.

— C’est donc que vous avez eu communication du manuscrit qui m’a été volé et de la formule que l’assassin a dérobée ?

— Depuis hier soir, je le répète.

— Mais comment ? m’écriai-je tout ému.