Page:Leblanc - Voici des ailes, paru dans Gil Blas, 1897.djvu/21

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quelles sensations particulières que celles-là, pressées, et puissantes, et innombrables ! On est comme augmenté, comme gonflé de tout ce que l’on voit et de tout ce que l’on admire, fièvre d’éternelle jeunesse où la jeunesse se hausse à un degré d’acuité extraordinaire, où l’on est imprégné d’émotion et de bonté, où l’on voudrait embrasser les êtres et les choses. La mémoire, l’intelligence se suspendent ? Tant mieux ! car c’est la vie qui surgit des réservoirs de notre être comme une eau limpide qui chasserait les vases fiévreuses. C’est la vie qui prend connaissance d’elle-même, de sa force, de son étendue, de sa profondeur. C’est la notion de la vie qui nous apparaît seulement ici, vis-à-vis de la nature, comme parfois, moins haute et moins noble, elle nous apparaît vis-à-vis de l’esprit dans l’extase de l’art, vis-à-vis de l’humanité dans la communion des sexes.

L’espace les grisait, leurs bouches balbutiaient des phrases au hasard.

— Il n’y a plus de chagrin, Madeleine, ni tristesse ni rancunes… il y a du bonheur… je suis heureux… vous êtes heureuse, Madeleine…

— Heureuse, oui, beaucoup, au-delà du bonheur.

Ils le criaient, ce bonheur. Ils en prenaient le ciel à témoin, levant la tête comme s’il leur eût fallu l’immensité pour contenir ce qu’ils avaient en eux.

Et ils allaient, ils allaient, le long des rivières, le long des collines. De temps en temps ils se regardaient et c’était infiniment adorable. Ils ne s’imaginaient pas l’univers l’un sans l’autre, dans ce vol mystérieux. Il semblait à chacun n’avancer qu’en vertu d’un pouvoir anormal qui était la force de l’autre, ou bien par la crainte de perdre le charme de sa présence et la douceur de ses yeux. Et chacun ainsi glissait sans efforts, aussi aisément que s’il avait été l’ombre de l’autre.

— Ah ! le beau chèvrefeuille ! s’écria Madeleine.

Elle n’y put résister, ils descendirent. Des guirlandes s’entremêlaient parmi les ronces sur le tronc d’un vieux chêne mort. Pascal se mit à les dégager, et Madeleine, une à une, prenait les tiges sinueuses où s’ouvrent les petites fleurs dorées et roses. Elle les embrassait. Elle les pressait contre ses paupières et contre ses joues. Elle s’en fit une couronne, elle s’en fit un collier, et une ceinture, et des bracelets. Elle était d’une gaîté exubérante. Elle chantait. Elle riait. Quand il n’y eut plus de chèvrefeuille, elle réunit toutes les branches cueillies en une longue gerbe.

— Quelle jolie chevelure ! dit-elle, et l’élevant au-dessus de sa tête, une chevelure de faunesse, n’est-ce pas ?

Leurs yeux se rencontrèrent.

— Je vous aime, dit Pascal.

Elle fut comme quelque bête, blessée soudain, qui trébuche dans sa course ardente. Son bras retomba. Les fleurs jonchèrent le sol. Ses jambes fléchirent, et elle s’assit sur le talus.

Ils restèrent l’un en face de l’autre, troublés jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, et n’osant remuer ni se regarder. L’aveu était si brusque et si imprévu qu’ils ne savaient trop s’ils en ressentaient de la joie ou de la tristesse.

C’était de la tristesse, un adieu mélancolique à ces jours de délices et de mystère où ils allaient au hasard des chemins et au hasard de la vie, confiants en l’aventure qui les entraînait par des voies heureuses, vers quelque but dont ils ne cherchaient pas à connaître le secret. C’était de la joie également, un espoir immense, un geste de leurs mains tendues vers l’avenir resplendissant de promesses.