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Et ils ne se décidaient point à s’éloigner. Il leur semblait qu’un événement considérable venait de se produire, une angoisse les étreignait à l’idée de quitter ce petit coin du monde, témoin d’un tel prodige. Ils ne le reverraient plus assurément. Quelle certitude désolante ! Comme on emporte une poignée de terre sainte pour la semer sur une tombe, ils en auraient bien emporté quelques parcelles pour envelopper le souvenir d’une minute. Du moins leurs yeux avides s’ouvrirent, et tous leurs sens, ainsi que des espaces où se reconstitua le décor sacré avec tous ses détails de couleurs, de parfums et d’atmosphère.

Enfin, au déclin du jour, Pascal ramassa les fleurs éparses. Il en orna le guidon de Madeleine. Et ils partirent.

On devait se retrouver à Saint-Lô. Mais à cause de l’heure tardive, ils jugèrent plus sage de s’arrêter dans une auberge et de s’y restaurer. Quand ils se remirent en route, la nuit était venue, une nuit vaste et sonore, éclairée d’étoiles lointaines, frissonnante de bruits indistincts. Elle les emplit de respect et tint closes leurs lèvres. Mais le long d’une montée, comme il supposait sa compagne un peu lasse, il posa la main sur son épaule, et elle se soumit à ce geste d’assistance. Alors ils glissèrent, pareils à des fantômes, leurs ombres mêlées comme des oiseaux de nuit qui vogueraient côte à côte. Ils étaient infiniment heureux. Et ils ne doutaient point que la même béatitude les envahît, tant l’harmonie de la nuit leur semblait appeler l’harmonie des impressions. Ils n’avaient qu’une seule pensée. Ils n’avaient qu’une force. Rien ne les distrayant, ni le bruit des pieds qui heurtent le sol, ni l’effort des jambes, ni les spectacles invisibles, ils se croyaient colportés dans les bras de quelque génie. La route montait et descendait par pentes moelleuses, et dans la sorte de délire où les jetait la vitesse, ils eussent dit plutôt que c’était la terre qui s’enflait et qui s’abaissait, comme une poitrine que fait palpiter le rythme de la respiration.

Ils étaient ivres. Un élément de puissance et de grandeur croissait en eux, émotion étrange, bonté débordante. Leurs bras s’ouvraient comme pour un embrassement. La résistance que l’air oppose leur donnait l’illusion de quelque chose qui venait à leur rencontre et se blottissait tendrement contre leur poitrine. Le souffle de la brise sur leurs lèvres, c’était un ineffable baiser d’amour. Les suaves effluves du chèvrefeuille les troublaient comme des caresses secrètes.

Ils allaient. Ils allaient. La folie du mouvement les exaltait. Ils se sentaient des êtres surnaturels, doués de moyens nouveaux et de pouvoirs inconnus, des espèces d’oiseaux dont les ailes rasaient la terre et dont la tête ardente planait jusqu’au ciel… Leur conscience s’évanouit, dissoute dans les choses. Ils devinrent des parcelles de la nature, des forces instinctives, comme des nuages qui glissent, comme des vagues qui roulent, comme des parfums qui flottent, comme des bruits qui se répercutent…


VII


Ils eurent tous quatre, le lendemain, d’assez mystérieuses façons. Tandis que les deux maris visitaient Saint-Lô, ses vieilles maisons, sa jolie cathédrale à chaire extérieure, les deux femmes se confinèrent dans leurs chambres, y déjeunèrent et n’en sortirent qu’au moment du départ.

Régine déclara :

— Je vous avertis que je suis fatiguée.