Page:Leblanc - Voici des ailes, paru dans Gil Blas, 1897.djvu/6

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— C’est une erreur, mon cher ! Le pied a son rôle, son devoir. Il faut qu’il devienne une sorte de main qui ramène la pédale et l’excite à remonter. Il y a là un principe actif que l’on doit utiliser.

Sa main, courbée en cou de cygne, décomposait le mécanisme du mouvement. Il conclut :

— D’ailleurs, c’est ce que les Anglais, nos maîtres en la matière de sport, appellent l’ankleplay.

Madeleine déplora le costume féminin. Elle trouvait sur la machine l’effet de la jupe disgracieux.

— Ainsi, interrogea son amie, pas de jupe parce que c’est laid, pas de culotte parce que c’est mal porté, pas de jupe-culotte parce que c’est incommode ? Alors quoi ? Pascal, que dirais-tu du maillot ?

Mais d’Arjols tenait Pascal avec la question du frein.

— Le frein inutile ? Oui, on s’en est moqué, et puis on est forcé d’y revenir. Demandez à tous les gens sérieux… tenez, Dupont, le coureur sur route, Dupont se sert du frein.

L’autorité de ce nom dompta Fauvières. Il acquiesça dès lors à toutes les idées de Guillaume sur la position en selle, sur la multiplication, sur la longueur des manivelles. Leur sympathie s’en fortifia, stimulée par le café et les cigares.

— Voyons, est-ce à toi ou à moi qu’il en a, ce monsieur ? demanda Régine, penchée à l’oreille de Madeleine.

Elles causèrent à voix basse.

Les repas se terminaient généralement ainsi, en apartés, en bavardages nonchalants. Réunis, ils se sentaient toujours à l’aise, bien qu’au fond et malgré leur intimité ils se connussent peu, jamais d’Arjols ne s’étant soucié de Régine Fauvières, pas plus que celle-ci ne s’occupait de lui et que les deux autres ne s’intéressaient l’un à l’autre. Mais ils étaient du même monde, ils avaient les mêmes distractions et les mêmes habitudes, et ils ne doutaient pas qu’ils eussent les mêmes goûts et les mêmes pensées.

Ils les avaient d’ailleurs, ayant ceux que le monde impose. Il y a des opinions nécessaires, des plaisirs indispensables, des spectacles obligatoires, et ils obéissaient à tout cela en bons enfants soumis, en êtres anonymes, élégants, frivoles, qui ont l’âme oisive et le cœur endormi, inféodés à la mode, faisant de l’exercice par mode, aussi bien qu’ils fussent demeurés au lit jusqu’au soir si la mode l’eût exigé… Peut-être ce joug convenait-il à leur nature. Peut-être l’un d’eux devait-il réfréner d’obscurs appétits et des tendances contraires fort violentes. Ils n’en savaient rien. Ils ne se singularisaient que par de petites manies ou de menues originalités, et les différences essentielles et fatales qui séparent les individus demeuraient invisibles.

Cependant les convives s’agitaient. On formait des groupes dans l’allée touffue qui termine le jardin. Deux dames jouaient au tonneau. Des jeunes gens disputaient un match de lenteur autour de la pelouse. Soudain Guillaume s’écria :

— J’ai une idée !

— Ah, fit-on, laquelle ?

— Voici. Nous nous retrouvons la semaine prochaine à Dieppe, n’est-ce pas ? Eh bien, pourquoi n’irions-nous pas à bicyclette ?

Ils se récrièrent. C’était tout un voyage, très fatigant. Il insista :

— Nous prendrions le train jusqu’à Rouen, et de là à Dieppe ce n’est rien… Et puis quoi ?… on mettrait deux jours, trois jours, s’il le faut…