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LA BÊTE ÉCARLATE.

Pendait à larges plis de son râble puissant ;
Ses yeux aigus plongeaient à tous les bouts du monde ;
Et, dans un bâillement, chaque gueule profonde
Vomissait sur la terre, en épais tourbillons,
Des hommes revêtus de pourpre ou de haillons,
Portant couronne et sceptre, ou l’épée, ou la crosse,
Et tous ayant, gravée au front, l’image atroce
Des deux poutres en croix où, liés par les mains,
Agonisent, pendus, les Esclaves romains.

Et les Fils de la Bête, ou rampants, ou farouches,
Allaient, couraient, crevant les yeux, cousant les bouches,
Tantôt pleins de fureur, comme les loups des bois
Que pourchassent la soif et la faim, et parfois
Semblables aux renards, peste des bergeries,
Qui se glissent, furtifs, aux nocturnes tueries.
Et, dans les cachots sourds, les chevalets sacrés
Membre à membre broyaient les hommes massacrés.
Vénérable au troupeau des victimes serviles,
L’Extermination fauchait têtes et villes ;
Et les bûchers flambaient, multipliés, dans l’air
Fétide, consumant la pensée et la chair
De ceux qui, de l’antique Isis levant les voiles,
Emportaient l’âme humaine au delà des étoiles !
Et tous ces tourmenteurs par la Bête vomis
Poursuivaient jusqu’aux morts dans la tombe endormis ;
Gorgés, mais non repus, de vivante pâture,
Ils se ruaient, hideux, sur cette pourriture,
Et s’entre-déchiraient enfin, faute de mieux !