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POÈMES TRAGIQUES.

Mon regard plonge en vain dans les choses futures :
Jamais ils ne m’ont crue ! et tous riaient entre eux,
Ou me chassaient, troublés par mes cris douloureux.
Et moi, dans la nuit sombre errant, désespérée,
J’entendais croître au loin l’invincible marée,
Le sûr débordement d’une mer de malheurs ;
Et le Dieu sans pitié, se jouant de mes pleurs,
De mille visions épouvantant mes veilles,
Aveuglait tout mon peuple et fermait ses oreilles ;
Et je prophétisais vainement, et toujours !
Citadelles des Rois antiques, palais, tours !
Cheveux blancs de mon père auguste et de ma mère,
Sables des bords natals où chantait l’onde amère,
Fleuves, Dieux fraternels, qui dans vos frais courants
Apaisiez, vers midi, la soif des bœufs errants,
Et qui, le soir, d’un flot amoureux qui soupire
Berciez le rose essaim des vierges au beau rire !
Ô vous qui, maintenant, emportez à pleins bords
Chars, casques, boucliers, avec les guerriers morts,
Échevelés, souillés de fange et les yeux vides !
Skamandros, Simoïs, aimés des Priamides !
Ô patrie, Ilios, montagnes et vallons,
Je n’ai pu vous sauver, vous, ni moi-même ! Allons !
Puisqu’un souffle fatal m’entraîne et me dévore,
J’irai prophétiser dans la Nuit sans aurore ;
À défaut des vivants, les Ombres m’en croiront !
Pâle, ton sceptre en main, ta bandelette au front,
J’irai, cher Apollôn, ô toi qui m’as aimée !
J’annoncerai ta gloire à leur foule charmée.