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Page:Leconte de Lisle - Contes en prose, 1910.djvu/181

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marcie

qui descendait à deux ou trois cents pieds au-dessous de lui ; puis il posa son front entre ses mains et resta immobile.

Georges Fleurimont descendait d’une de ces familles d’ouvriers qui furent les premiers habitants français de l’île Bourbon. Moins favorisés que leurs égaux, les Fleurimont étaient restés dans un rang inférieur d’où la fortune même n’avait pu les faire sortir. C’était une famille de petits blancs. Cette étrange démarcation entre colons s’est perpétuée de telle sorte que les petits blancs forment aujourd’hui une race à part, ni blanche, ni noire, qui se dit créole par excellence et habite les îlettes au milieu des ravines intérieures de l’île. Georges n’eût pas été homme à s’inquiéter de cette position inférieure. Propriétaire de deux cents noirs et d’une belle habitation plantée en caféiers, libre de ses faits et gestes, orgueilleux et indolent, il eût accepté sans daigner s’en plaindre toute aristocratie qui ne l’eût pas borné dans sa liberté d’action. Mais une passion d’autant plus violente que sa nature normale était apathique, s’était allumée dans son coeur, et ses désirs inassouvis le dévoraient. Si Marcie de Villefranche avait pu deviner que cet homme pâle qu’elle rencontrait si fréquemment dans ses promenades, et qui, à sa vue, se hâtait de fuir ou de se cacher pour la suivre à la dérobée, nourrissait pour elle un amour sauvage qu’il ne pouvait plus contenir, à coup sûr elle se fût gardée d’affronter un