Aller au contenu

Page:Leconte de Lisle - Contes en prose, 1910.djvu/201

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
177
la rivière des songes

flottante propre à qui regarde en soi et semble oublier le monde extérieur.

Il y a toujours quelque chose de gracieux et de touchant dans la tristesse d’une jeune et bette fille ; ce n’est pas le vide glacé du cœur ou de la tête de l’homme, ni la fièvre inquiète qui le pousse aux folles tentatives, à l’accomplissement avorté des actions ou des œuvres ; — c’est un monde de désirs latents qui consument, mais qui n’affaissent point l’âme. Cet idéal indéterminé, cette aspiration vers un bonheur irréalisé tourmente surtout la jeunesse des femmes ; c’est la vie qui veut éclore et qui n’éclôt pas ; souffrance analogue à celle qu’on éprouverait à voir blanchir à l’horizon les premières lueurs du jour, et à pressentir un soleil qui ne se lèvera jamais. Edith Polwis en était à ce moment critique, où, privée des affections tutélaires qui mènent doucement les jeunes filles jusqu’au seuil de la vie, elle hésitait, pleine de trouble. Fille unique d’un riche négociant du Cap, elle n’avait jamais connu sa mère, et avait grandi seule et sans amitiés. L’étude avait absorbé son enfance ; de sorte qu’à seize ans elle était la plus savante héritière du Cap. Selon la coutume anglaise, généralement suivie en Europe, mais plus particulièrement encore dans l’Inde et au Cap, on donne une instruction virile aux jeunes filles : sciences, lettres et arts y passent ; que la nature féminine se ploie ou non à l’usage, l’usage est le despote